L’histoire de Bone (Bastard out of Carolina, 1993) est le récit autobiographique d’une petite fille qui grandit à Greenville, en Caroline du Sud, dans les années 1950, dans une famille de la classe ouvrière blanche profondément marquée par la misère sociale et économique1Allison D., L’histoire de Bone, Paris, Poche 10-18, 1999.. « Bone2Ibid.» : os, ossements, est son surnom, atroce et ironique, car s’il est donné par sa tante pour moquer sa maigreur, il désigne aussi les os brisés par son beau-père. « Papa Glen3Ibid.», homme frustre et humilié, en proie à de terribles crises de violence, la bat en lui disant qu’il le fait parce qu’il l’aime et finit par la violer dans une ultime scène. À l’hôpital, pas plus qu’à sa mère elle ne peut l’avouer au médecin qui lui demande de rendre compte de ses blessures. Enfermée dans la honte, la peur et la culpabilité, il lui est impossible de s’expliquer. Il faut de longues années pour que la narratrice, Dorothy Allison, puisse en produire un témoignage vibrant et profond. Elle en trouve le ressort en s’appuyant notamment sur ses prises de paroles engagées dans des groupes politiques féministes et lesbiens, d’où elle est cependant écartée quand elle se met à revendiquer sa sexualité butch et S/M. Car ce roman autobiographique, devenu un texte majeur du mouvement féministe4Cf. Hart L., La performance sadomasochiste. Entre corps et chair, Paris, Epel, 2003. va bien au-delà des conventions du récit de témoignage traumatique. Il est profondément dérangeant car il ne se borne pas à rapporter la haine et la maltraitance du beau-père, mais il témoigne de comment la sexualité naissante de Bone a pris forme à travers la violence et la peur.
« Quand il me battait, je hurlais, je donnais des coups de pied et je pleurais comme la toute petite fille que j’étais. Mais quelque fois quand j’étais seule et en sécurité, j’imaginais qu’il y avait des spectateurs. Il fallait que quelqu’un observe – une fille que j’admirais […] une de mes cousines ou même quelqu’un que j’avais vu à la télévision. […] En imagination, j’étais fière et provocante. Je fixais papa Glen à mon tour, dents serrées, sans faire de bruit du tout, sans hurlement honteux, sans supplication. Les spectateurs m’admiraient et le détestaient. Je me représentais cette scène et je glissais les mains entre mes jambes. C’était effroyable, mais c’était également excitant. Ceux qui me regardaient m’aimaient. On aurait dit que j’étais battue pour eux. A leurs yeux, j’étais merveilleuse.5Allison D. L’histoire de Bone, op. cit., p. 156-157.»
Dénoncer l’inceste, décrire l’insupportable barbarie de cet homme n’est pas suffisant. Loin de réduire la violence des scènes, dont la lecture est souvent difficilement soutenable, l’écriture témoigne de l’éclosion d’un fantasme qui se noue au trauma de la rencontre avec le beau-père pervers. Le fantasme sexualise la scène mais il n’annule pas la violence subie, qui se retrouve à l’identique dans l’élaboration fantasmatique. La compulsion à la répétition s’exerce inéluctablement : pendant longtemps, il a été impossible à Dorothy Allison d’avoir des relations sexuelles avec ses partenaires féminines sans convoquer la peur et la brutalité. Son écriture est inestimable parce qu’elle dit ce qui n’est possible de dire qu’à la première personne : ce qu’est la violence et la complexité du désir sexuel et comment les représentations d’une sexualité se trouvent déterminés par les souvenirs traumatiques.
L’écriture de ce fantasme à partir du trauma est à situer en contrepoint des trois temps logiques de l’article « Un enfant est battu6Freud S., « Un enfant est battu, Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles. », Œuvres complètes, t. XV, Paris, PUF, 2002, p. 119-146.», de Freud. D’abord, la scène de fustigation n’est pas observée chez l’autre, elle est véritablement vécue. Ensuite, l’éveil à la sexualité, ne tient pas au refoulement de la figure sadique du père et à la disparition du sujet mais à l’introduction du regard. La petite Bone devient merveilleuse et excitée quand elle imagine être battue et qu’en même temps elle sent sur elle l’attention et l’amour de ses proches. Bone est captée par l’idée d’être « tout ce que les autres voyaient7Allison D., L’histoire de Bone, op. cit.». Elle fait du trauma une scène, supportée par un regard admiratif, qui vient supporter son corps. Le corps cesse d’être réduit à un objet maltraité et avili, entièrement assujetti à la puissance de l’autre. Lacan rappelle qu’en grec martyr veut dire témoin8Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par Jacques Alain Miller, leçon du 8 mai 1973, Paris, Seuil, p. 147.. Bone se sauve justement parce qu’elle ne reste pas assignée à sa condition de martyr, elle ne reste pas l’unique témoin du sadisme de Glen mais qu’elle va chercher des témoins, support d’un regard qui est à la condition de l’accès à la sexualité, à partir du choix de son propre objet.