Ce mot de « moral » […] J’en usai comme ces despotes qui se grisent d’un pouvoir nouveau. La puissance ne se montre que si l’on en use avec injustice.
R. Radiguet1Radiguet R., Le diable au corps, Le livre de poche, Grasset, 1923, p. 120-121.
Dans son essai Des hommes justes, Ivan Jablonka, retrace l’histoire de la masculinité et prend le mâle à la racine afin d’éclairer les enjeux de la domination masculine. Son essai est sous-tendu par une question : est-il possible de refonder le « masculin » une fois nettoyé de sa dite « toxicité » ? Dans cette voie, l’homme juste est « quelqu’un qui se solidarise avec les femmes, tout en se désolidarisant du patriarcat. Quelqu’un qui respecte l’égalité entre les femmes et les hommes, mais aussi entre le féminin et le masculin, ainsi qu’entre les différentes masculinités. Un homme qui reconnaît la liberté des autres. Toute la liberté de tous les autres.2Jablonka I., Des hommes justes, Du patriarcat aux nouvelles masculinités, Paris, Seuil, 2019, p. 407. » Lacan a prédit en 1938 la chute du père, faisant ainsi émerger une crise de l’homme à mesure que les femmes s’émancipent du carcan traditionnel.
Aujourd’hui plus que jamais, des voix se lèvent et s’élèvent pour dénoncer les abus du patriarcat qui font rage et ravagent les femmes sous le poids de la norme-mâle. En parallèle, on érige l’organe féminin comme aussi puissant que l’organe masculin. Cette nouvelle revendication féminine se fourvoie dans l’illusion d’un devenir femme par la voie de l’imaginaire et dans une compétition phallique ignorée à elle-même. L’illusion phallique est ce qui fait le nœud de la guerre entre les sexes. Lire cette actualité à l’aune de l’enseignement de Lacan permet d’éclairer les enjeux inconscients qui échappent aux êtres parlants.
Lacan a pris à sa charge le legs freudien – Que veut une femme ?3Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 152. Son apport, pour commencer, fut d’élever le phallus au rang de signifiant, ce qui a pour incidence que tout sujet – qu’il soit homme ou femme – se détermine relativement au phallus. Comme êtres de langage, les hommes et les femmes sont donc condamnés à emprunter – pour entrer en relation – les détours de la parole où règnent les masques du paraître. Dans la comédie des sexes, il s’agit de parer l’être d’oripeaux qui soutiennent des comportements idéaux d’un sexe à l’égard d’un autre. C’est en cela que les idéaux sont soutenus par la voie des identifications et comportent un refoulement du désir. Dans la relation entre les sexes, à la mascarade côté féminin répond la parade virile côté masculin. Là où l’histoire faisait briller la situation de l’homme au détriment des femmes, Lacan ironise ainsi : « Ne croyez pas que la situation soit meilleure pour l’homme. Elle est même plus comique. Le phallus, lui, il l’a, le malheureux4Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 350. ». Si, pour Freud, les femmes désirent ce qu’elles n’ont pas, côté mâle règne la crainte de perdre ce qu’il a. La parade virile est une défense pour protéger son avoir. La mascarade féminine, c’est faire monstration de son manque pour mieux dissimuler qu’elle l’a, le phallus. La parade virile comme la mascarade féminine sont l’expression d’un refus de la féminité.
Lacan montre que cette répartition sexuelle freudienne, le manque chez la femme et l’avoir chez l’homme, est d’ordre imaginaire. Elle repose sur une distinction biologique des corps et ne fonde ni ce qu’est être une femme ni ce qu’est être un homme. C’est dans la rencontre avec l’autre sexe que chacun fait l’épreuve du désir de l’Autre – où angoisse et jouissance sont en jeu – et des modalités de réponses que le fantasme ne manquera pas d’apporter, source du malentendu. À partir du Séminaire X, L’angoisse, Lacan a situé la place de la castration dans l’histoire du désir entre les partenaires. La question qui animait Lacan était de savoir « s’il y a pour chaque partenaire un rapport, et lequel, entre le désir, nommément le désir de l’Autre, et la jouissance5Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., p. 197. ». Dans cette perspective, le concept d’amour se trouve distingué de celui de désir pour accoucher de l’objet a : au-delà de l’amour, il y a le désir ; en-deçà du désir, il y a l’angoisse. Cette part de vivant, non symbolisable de la jouissance, fait le lit des symptômes chez l’être parlant. Si l’amour est ce qui trompe, l’angoisse, elle, ne trompe pas. L’homme, dans son rapport au partenaire féminin, fait l’épreuve de l’angoisse.
Dans cette logique, « l’angoisse est la vérité de la sexualité 6Ibid., p. 311.». Cette angoisse est corrélée au phénomène biologique de la détumescence de l’organe – un certain ne pas pouvoir. Pour le dire avec Lacan, « c’est en tant qu’elle veut ma jouissance, c’est-à-dire, jouir de moi, que la femme suscite mon angoisse. Ceci, pour la raison très simple […] qu’il n’y a de désir réalisable qu’impliquant la castration. Dans la mesure où il s’agit de jouissance, c’est-à-dire où c’est à mon être qu’elle en veut, la femme ne peut l’atteindre qu’à me châtrer.7Ibid., p. 211.» Dans la rencontre des corps, Lacan a pulvérisé les préjugés à l’égard des femmes en faisant valoir leur puissance. Le manque est situé du côté homme, là où la femme ne manque de rien dans le domaine de la jouissance. Lacan fait l’éloge de la supériorité féminine à l’endroit de la jouissance8Ibid., p. 214., là où l’homme apparaît comme un être foncièrement peureux dans le domaine de la jouissance et c’est par le fantasme – dans la névrose – qu’il s’en défendra : soit par le ravalement, soit par le rabaissement du partenaire féminin9Freud S., La vie sexuelle, Paris, PUF, 1999, p. 55-65.. La religion est une autre modalité de réponse et de défense.
Avec Lacan, nous pouvons faire l’hypothèse qu’une nouvelle masculinité peut émerger à mesure que celle-ci franchit l’illusion de la puissance phallique qui n’existe pas. L’homme lacanien est celui qui n’a pas peur de s’affronter au désir d’une femme en la faisant cause de son désir, seule voie possible pour franchir l’angoisse. En ceci qu’il accepte d’être manquant pour faire place à l’être femme. Au fond, c’est un appel à une masculinité Autre, qui fait toute sa place aux femmes, là où la civilisation s’est évertuée à les bafouer. C’est ce que dévoile la réplique du film de Georges Miller, Les sorcières d’Eastwick (1987), cité par Mona Chollet : « La queue des hommes devient molle lorsqu’ils se retrouvent face à une femme puissante, alors comment réagissent-ils ? Ils la brûlent, la torturent, la traitent de sorcière. Jusqu’à ce que toutes les femmes aient peur : peur d’elles-mêmes, peur des hommes.10 Chollet M., Sorcières : La puissance invaincue des femmes, Paris, La Découverte, 2018, p. 69.» Le mode opératoire des hommes face à la puissance des femmes est le règne de l’intimidation. Cette peur est celle des hommes face à la jouissance féminine. Le diable au corps, pour reprendre le titre du roman de Radiguet, est une façon de nommer cette crainte. Les qualificatifs de femmes possédées, femmes diaboliques, sorcières, montrent combien la ségrégation féminine sous l’égide de l’a-normal, n’est autre qu’une façon de vouloir encadrer dans la norme-mâle cette jouissance féminine redoutée.