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J49 - Femmes en psychanalyse, Sublimations

Marceline l’incasable

© Lily - Patty Carroll
10/10/2019
Yohann Allouche

Dans son dernier livre, L’amour après1Loridan-Ivens M., L’amour après, Paris, Grasset, 2018., publié en 2018, Marceline Loridan-Ivens interroge la possibilité d’aimer après Auschwitz-Birkenau où elle fut déportée à l’âge de quinze ans.

Elle nous ouvre sa « valise d’amour » regorgeant des lettres de ses deux cents amants comme elle s’amuse à le formuler. On la voit évoluer dans une galerie d’hommes brillants promis à un grand avenir, mais aussi de femmes dotées d’une puissance combative et d’un certain pouvoir. Marceline est une femme éprise de liberté, et cette soif inextinguible la pousse au rejet de toute entrave qui lui viendrait d’un homme. Elle clame : « Il n’y eut, après les camps, plus aucun donneur d’ordres dans ma vie.2Ibid., p. 59.»

Celle qui signe « Le manifeste des 3433Rédigé en 1971 par Simone de Beauvoir.» en faveur de la dépénalisation de l’avortement dit avoir écrit ce livre « pour que les femmes se révoltent, se libèrent, croient en elles-mêmes, décident de leur destin, cessent de vouloir rentrer dans le rang4Interview de M. Loridan-Ivens pour le site Madame Figaro, 19 septembre 2018, disponible sur internet.». Ce qu’elle épouse avant tout, c’est la cause de femmes refusant une destinée toute tracée.

Refus du scénario maternel

C’est délestée du regard de sa mère, dans les camps, qu’elle goûte pour la première fois au sentiment de liberté. Cette mère qui s’inquiète, à son retour de Birkenau, de savoir si elle a été violée – ce qui pourrait compromettre un mariage. Parlant d’elle à la troisième personne, Marceline explique : « Elle a besoin d’un homme pour fuir sa mère qui veut reprendre le contrôle de sa vie, la marier, la caser.5Loridan-Ivens M., L’amour après, op. cit., p. 37.» Sa vie durant, elle aura en effet la volonté farouche d’échapper aux tentatives de la mettre dans une case.

Sa solution, face aux injonctions maternelles, est d’être emportée par un homme, puis par un autre. En collectionnant les hommes, elle fait preuve d’un certain libertinage au sens où le définit J.-A. Miller : « C’est en quelque sorte aimer sa pulsion dans l’indifférence de l’objet. C’est essentiellement ne se marier à aucune pensée, mais soutirer à chacune une satisfaction qui n’enchaîne pas.6Miller J.-A., « La logique et l’oracle », La Cause du désir, n° 90, février 2015, p. 133-142.»

Refus de s’abandonner

Soumise au pouvoir tyrannique des nazis en pleine puberté, elle dit avoir « découvert [son corps] en même temps [qu’elle l’a] su condamné7Loridan-Ivens M., L’amour après, op. cit., p. 34.». Dans ses étreintes avec les hommes, elle n’éprouvera pas la jouissance, son corps demeurera « sec ».

Être « mise à nu » s’avère terrifiant, car n’est-ce pas aussi « cette trop grande part de nous-mêmes qui ne [demande] qu’à nous dévorer8Ibid., p. 39.» qui est alors dévoilée ? J.-A. Miller indique que la jouissance est « appareillée à la répétition », « les pensées assiègent le sujet » : « L’obscur est en chacun extime, chacun sait bien avoir affaire en lui-même à une part obscure qui le dévore9Miller J.-A., « La logique et l’oracle », op. cit.». Et Marceline n’est pas prête à se laisser découvrir. C’est précisément avec un homme qui ne veut rien « sa-voir » de son côté obscur, qu’elle accepte de se marier.

« Marceliniser » les hommes

Ce qu’elle cherche aussi dans l’étreinte avec l’homme, c’est « une place dans ce monde ». J.-A. Miller souligne que « Dans l’hystérie, c’est patent. On constate la jouissance de n’être jamais à sa place. Jouissance éventuellement douloureuse, bien sûr, que celle d’être incasable10Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, p. 53.».

Or, le peu qu’elle donne, elle le fait payer cher. Ainsi, Georges Perec lui écrit : « J’ai payé très cher les deux jours que j’ai vécus avec toi. Je suis seul, las, incertain11Loridan-Ivens M., L’amour après, opcit., p. 45 & 48.». Marceline reste insaisissable, laissant les hommes dans le désarroi. Ceux-ci se disent « marcelinisé[s]12Ibid., p. 57.», comme possédés. Elle fait fi de la vanité de ses partenaires sûrs de pouvoir la retenir : « je finis par me lasser de ces mots enflammés signés d’hommes dont la disparition n’a laissé aucun trou dans ma vie13Ibid., p. 41.». Elle se voit comme celle après laquelle l’homme court, celle que l’homme attend. Là est son fantasme de virilité.

D’un homme qui sache y faire

Parmi le défilé des amants, il y en a un qui sortira de la comptabilité et fera exception : Joris Ivens, le cinéaste néerlandais engagé.

Le lien amoureux à son second époux repose sur la grandeur du cinéaste, avec lequel elle signe plusieurs œuvres. Marceline a devant elle « un homme qui [a] pris la planète et son histoire à bras-le-corps14Ibid., p. 125.». Celle qui veut « changer » le monde, trouve enfin un partenaire à sa hauteur. Celle qui se décrit volontiers comme « effrontée » et « incasable », dit de leur couple : « Nous étions une hydre à deux têtes, notre histoire n’a rien à voir avec le vieux couple du Pygmalion et de sa créature. Il cherchait du répondant chez les femmes, il n’écrivait pas avec elles une histoire à l’échelle d’une maison ou d’une vie, mais à l’échelle du monde15Ibid., p. 129-130.».

Le lien amoureux n’en repose pas moins sur le savoir-faire de Joris à ne pas vouloir la posséder, et sur ses petits mots savamment distillés dans la maison à son intention. Il lui écrit : « Je veux t’entourer de mon amour, sans que ça te gêne16Ibid., p. 121.». Durant vingt années ce sera un amour libre permettant à Marceline de trouver sa solution amoureuse.

Suite au décès de Joris, elle conclut : « Cet homme qu’il faudrait à chaque femme, c’était fini. Et ça n’était pas douloureux. Fini le jeu de la séduction dont j’avais abusé mais pour me rassurer, par simple peur d’être aspirée par le vide17Ibid., p. 150.».

Marceline, qui souhaitait « rassembler la jeune fille et la survivante18Ibid., p. 105.» pour « devenir une femme », aura eu la force de résister à l’appel d’une sombre destinée. Elle a habillé de son regard de cinéaste des destins tragiques, mais s’est aussi amusée des hommes, se jouant avec malice du pouvoir ou de la domination masculine. Celle qui a toujours été accompagnée des mots, a finalement trouvé en eux la puissance du dire. Et reprenant ceux de Rimbaud : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme jusqu’ici abominable – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi !19Rimbaud A., « Lettres du voyant », lettre de Rimbaud à Paul Demeny, 15 mai 1871. Contenu révélé dans La Nouvelle Revue Française (1912). Cité par M. Loridan-Ivens, Ibid., p. 135.»

 


  • 1
    Loridan-Ivens M., L’amour après, Paris, Grasset, 2018.
  • 2
    Ibid., p. 59.
  • 3
    Rédigé en 1971 par Simone de Beauvoir.
  • 4
    Interview de M. Loridan-Ivens pour le site Madame Figaro, 19 septembre 2018, disponible sur internet.
  • 5
    Loridan-Ivens M., L’amour après, op. cit., p. 37.
  • 6
    Miller J.-A., « La logique et l’oracle », La Cause du désir, n° 90, février 2015, p. 133-142.
  • 7
    Loridan-Ivens M., L’amour après, op. cit., p. 34.
  • 8
    Ibid., p. 39.
  • 9
    Miller J.-A., « La logique et l’oracle », op. cit.
  • 10
    Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, p. 53.
  • 11
    Loridan-Ivens M., L’amour après, opcit., p. 45 & 48.
  • 12
    Ibid., p. 57.
  • 13
    Ibid., p. 41.
  • 14
    Ibid., p. 125.
  • 15
    Ibid., p. 129-130.
  • 16
    Ibid., p. 121.
  • 17
    Ibid., p. 150.
  • 18
    Ibid., p. 105.
  • 19
    Rimbaud A., « Lettres du voyant », lettre de Rimbaud à Paul Demeny, 15 mai 1871. Contenu révélé dans La Nouvelle Revue Française (1912). Cité par M. Loridan-Ivens, Ibid., p. 135.