Un art de la transformation
Récemment, l’artiste Philippe Ménard a transformé son prénom en Phia, son corps d’homme en femme et l’art de la jonglerie, étiqueté circassien, en performances chorégraphiques. « Cette idée [d’étiquette] m’a immédiatement ennuyée parce qu’on m’en avait collé dans ma vie : celle de garçon. Elle me rendait mon corps étranger. Au moment où j’ai compris que toutes ces étiquettes étaient des pièges, je n’ai cessé de chercher à les transgresser, dans ma vie comme dans ma pratique artistique. Le seul moyen d’exprimer cela, c’est d’écrire, témoigner. Alors je jongle, je danse, je chorégraphe, je mets en scène, je performe.1Ménard Ph., entretien au magazine Têtu, 1er avril 2012.»
En 2011, avec sa compagnie Non nova2Nom tiré de l’expression latine « Non nova, sed nove », traduite par Ph. Ménard : « Nous n’inventons rien, nous le regardons différemment. » Vortex continue de tourner en France et à l’étranger., Phia Ménard a monté la pièce Vortex3« Vortex – Tourbillon creux qui se produit dans un fluide en écoulement. – Tourbillon de courant induit par le champ magnétique », selon la définition du Dictionnaire Le Robert, 2007., qui signifie l’œil du cyclone. Que nous y fait-elle voir ? Huit ventilateurs entourent la scène au centre de laquelle se trouve l’interprète. Phia est recouverte d’une chrysalide de sacs plastiques noirs, de bandelettes blanches autour du visage et d’un chapeau. La silhouette, « corps social qui rend invisible l’individu4Ménard Ph., conversation avec Anne Quentin pour La Criée, Théâtre national de Marseille, 2011.», découpe et scotche des sacs plastiques multicolores que les ventilateurs font virevolter dans l’air. Tourbillon enfantin et enchanté bientôt détruit avec rage par ce personnage avant qu’il ne s’attaque aux plastiques qui le brident, couche par couche. Une mue s’accomplit au centre du vortex. Une transformation, signifiant que l’artiste élève à la dignité de sa cause, créatrice et militante, veillant à éviter « les pièges du voyeurisme et du sensationnalisme5Ménard Ph., entretien au quotidien Le Monde, 3 juin 2012».
Vent et regard, deux objets invisibles
Elle s’engage auprès du public « auquel je ne veux pas montrer quelque-chose, mais à qui je cherche à faire éprouver par lui-même une expérience [de la transformation]6Ménard Ph., entretien au magazine Danser, 1er novembre 2011.». Celle permise par le vent, aux premières loges ici. L’artiste l’utilise « comme une matière [qui] érode, change… Instable, impalpable, invisible, c’est une matière très troublante7Ibid.». N’y verrions-nous pas là une définition, imagée, du regard tel que le perçoit la psychanalyse ? Lacan disait que « l’objet a dans le champ du visible, c’est le regard8Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 120.». Coupé de la vision, il est un objet invisible, également impalpable, fuyant, sans substance. Parfois troublant aussi, car objet du désir de l’Autre.
Avec cette pièce métaphorique, « c’est le même regard que l’on porte sur celui qui change de sexe : fascinant, intriguant, voire attirant, mais avec de la répulsion, on ne saurait le toucher !9Ménard Ph., entretien à Danser, op. cit.» L’artiste se fait tableau dans le Vortex, « qui signifie l’œil du cyclone, on ne sait pas si c’est le calme ou l’enfer. C’est mystérieux. L’être humain est mystérieux. Mais où est le corps ? Et à quel moment on est sûr de trouver vraiment l’être ?10Ibid.» Sous les projecteurs, Phia questionne les spectateurs sur la façon de supporter leur corps et sur ce que celui-ci supporte de leur être – ou pas.
« Femme bricolée »
Sur scène, une fois les images soufflées par le vent couche de peau après couche de peau – tels les semblants qui façonnent l’identité – que reste-t-il ? Sous les oripeaux de l’être, le focus est mis sur un corps qui se dévoile plus réel : « ça concerne beaucoup de monde, cette relation au corps11Ménard Ph., entretien au journal Le Courrier de l’Ouest, 8 février 2012.». Et déshabillé du regard, s’y révèle dans une combinaison couleur chair le corps d’une femme recroquevillé sur la scène.
Depuis la sortie de l’enfance, un corps d’homme s’éprouvait habité par un trouble12Ménard Ph., entretien au quotidien Libération, 6 juin 2010, disponible sur Libération.fr., et se voyait comme image faisant tâche dans le spectacle du monde13Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts…, op. cit., p. 69-72.. Aujourd’hui, celle qui se dit « femme bricolée14Ménard Ph., entretien au quotidien Le Monde, op. cit.» affirme : « Je veux que chaque personne se sente concernée par les transformations que j’interprète.15Ibid.» Phia écrit un savoir sur son corps, elle peut dorénavant se voir et à l’occasion nous regarder : « Je n’ai pas réussi à être un homme, mais je ne sais pas ce que c’est qu’être une femme. C’est le labeur du féminin. Vivre est un travail, mais un travail de qualité.16Ménard Ph., entretien au magazine Danser, op. cit.» Vortex est celui d’une transformée.