Étudier Se former > Les blogs des Journées de l'ECF > J53
J53 , Orientation

L’interprétation, une éthique : principes et effets

13/11/2023
Romain Aubé

Il n’y a pas de mode d’emploi de l’interprétation, elle « est toujours d’occasion » et doit beaucoup « à l’aléa et à la rencontre – […] en quoi elle est pour l’analyste lui-même qui l’articule, une surprise1IRMA, « Présentation. De l’Interprétation des rêves aux Rêves de l’interprétation », Ornicar ?, no 40, printemps 1987, p. 6. ». Le calcul qui la sous-tend – et non l’art (ce dernier faisant miroiter une technique) – est celui d’un « calcul de structure et de conjoncture ». Néanmoins, si l’interprétation n’a nulle technique, elle a cependant une éthique2Cf. Miller J.-A., « Le mot qui blesse », La Cause freudienne, no 72, novembre 2009, p. 133 : « L’interprétation n’est pas une technique, c’est, disons, une éthique. ».

Principes…

Jacques-Alain Miller extrait trois principes de l’interprétation. Il les prélève dans un texte rédigé par Lacan à l’occasion de la constitution de son recueil des Écrits : « D’un dessein ». Les principes ainsi isolés ne concernent pas frontalement la pratique analytique, mais le « commentaire littéral 3Lacan J., « D’un dessein », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 364 & sq. » qu’est le « retour à Freud » de Lacan. En suivant la logique avancée par Lacan lui-même, ces principes sont transposables à la pratique analytique. En effet, évoquant le texte freudien, il dit que la « vérité […] de l’inconscient » est liée à la « lettre du langage », au signifiant. Tout au long de ce texte, il fait un aller-retour entre l’« exigence de lecture » de l’analyste et celle qu’il fait en revenant à Freud, à sa lettre : « Notre retour à Freud a un sens tout différent de tenir à la topologie du sujet […]. Tout doit en être redit sur une autre face pour que se ferme ce qu’elle enserre, qui n’est certes pas le savoir absolu, mais cette position d’où le savoir peut renverser des effets de vérité ».

Ce faisant, les trois principes en question – éclair, énigme/résidu et étonnement – sont superposables à l’interprétation en tant que c’est de l’inconscient et des effets de vérité dont il est question. Lacan écrit : « se laisser […] conduire par la lettre de Freud jusqu’à l’éclair qu’elle nécessite, sans lui donner d’avance rendez-vous, ne pas reculer devant le résidu, retrouvé à la fin, de son départ d’énigme, et même ne pas se tenir quitte au terme de la démarche de l’étonnement par quoi l’on y a fait entrée ».

L’éclair est celui du sens qui frappe le premier signifiant. Comme le rappelle J.-A. Miller, Lacan met en cause ce point dans sa « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », où il attaque le tiret qui articule, lie, S1 et S2. Nous savons combien l’ombre qui accompagne fondamentalement cet éclair du sens est plus importante que lui4Cf. Laurent É., intervention lors de la journée « Le redépart de la passe », École de la Cause freudienne, 7 octobre 2023, inédit.. Ce en quoi il s’agit de ne pas tenir comme fin mot de l’hystoire cet éclair, c’est-à- dire « supporter de ne pas savoir, de mettre en suspens le savoir préalable qui peut avoir été acquis5Miller J.-A., « L’esp d’un lapsus », Quarto, no 90, juin 2007, p. 16. ».

Le caractère d’énigme du texte – énigme, terme qui revient plusieurs fois chez Lacan à propos de l’interprétation – « n’est pas dissipé » par l’interprétation ; ce n’est d’ailleurs pas non plus la visée. Cette énigme demeure également dans le reste qui insiste et ne cède pas. En cela, l’« interprétation, si c’est une solution, est une solution pastoute » – pas toute, car un point continue à outrepasser ce que le sens et son éclair attrapent dans leur sillage.

Le troisième principe de lecture, celui de l’étonnement, « est le vrai instant de voir », car il ne s’agit nullement que soit effacé « ce qu’il y a de traumatisme dans le premier instant de voir ». En effet, le sens, dont l’analysant (parfois autant que l’analyste) est gourmand, a tendance à voiler le traumatisme, à en écarter la teneur.

Aussi, ces trois principes sont loin d’être des règles de conduites, ils témoignent davantage de l’éthique qu’est l’interprétation, dont on mesure combien elle tient à la distance prise avec le sens.

… et effets

Au cours de son enseignement, Lacan modifie radicalement le statut de la vérité, d’abord en indiquant sa corrélation6Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.- A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 26. avec le semblant, ensuite en affirmant que la vérité ne peut être que mi-dite, ce qui permet d’éclairer l’emploi de l’expression « effets de vérité » en 1966 : il n’y a pas de vérité en soi, toute et définitive, en revanche il y en a des effets. C’est le même terme d’effet qui revient dans la leçon du 11 février 1975 du Séminaire « R.S.I. », où il interroge, voire déplore, le silence de ses collègues analystes. Il interroge l’interprétation à l’aune de l’effet de sens réel7Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 11 février 1975, Ornicar ?, no 4, rentrée 1975, p. 95 & sq. : « L’interprétation analytique, dit-il, implique […] une bascule dans la portée de cet effet de sens. Elle porte d’une façon qui va beaucoup plus loin que la parole. La parole est un objet d’élaboration pour l’analysant, mais qu’en est-il des effets de ce que dit l’analyste – car il dit. »

Lacan démontre en quoi l’effet de sens, pour qu’il porte, se situe du côté du réel : « Il faut qu’il soit réel », clame-t-il. Dès lors, « la question se pose de savoir si l’effet de sens dans son réel tient à l’emploi des mots ou bien à leur jaculation », indique Lacan. Cette opposition est productive en tant qu’elle permet de démarquer deux pans de l’effet de sens qui répondent à deux abords différents du signifiant. La distinction entre mot et signifiant est alors déterminante. Le mot renvoie au signifiant pris dans sa connexion à un autre signifiant, pris en chaîne, donc ouvert aux sens, aux ondulations imaginaires, comme dit Lacan. Tandis que le signifiant évoqué par Lacan dans cette leçon de son Séminaire est un signifiant isolé, hors chaîne, un signifiant d’avant l’adjonction d’un autre signifiant qui lui donnerait sens.

À partir de cette opposition, Lacan trace deux effets de sens. D’abord, celui auquel les analystes sont accoutumés, qui procède du symbolique et de l’imaginaire, et qu’il met en cause : « On est habitué à ce que l’effet de sens se véhicule par des mots, et ne soit pas sans réflexion, sans ondulation imaginaire. » Ensuite, celui qu’il cherche à introduire : l’effet de sens réel, qui, lui, porte du fait de la jaculation du signifiant. La jaculation est, selon le lexique, une « effusion exaltée », ce n’est pas de l’ordre de l’articulation, mais du Ça jaillit. Cette modalité d’énonciation, en somme, noue le signifiant isolé à quelque chose de la jouissance, c’est pourquoi Lacan dit que « la jaculation garde un sens isolable ».

Or, là où la parole de l’analysant glisse, il y a néanmoins quelques achoppements, quelques nœuds, quelques dires qui portent ou ont marqué. Ce sont ces nœuds que Lacan veut isoler. Il veut isoler l’effet qui les a produits.

Il démontre ainsi que c’est moins le mot, le symbolique plaqué sur le sujet, le sens assené à l’analysant, qui opère que la jaculation. Dès lors, l’analyse a une visée autre que celle d’injecter du sens (qui en appelle tant et toujours plus) : « Dans l’analyse, [il] s’agit seulement de rendre compte de ce qui ex-siste comme interprétation », c’est-à-dire de rendre compte des nœuds du dire de l’analysant, viser moins le sens que la jaculation.

  • 1
    IRMA, « Présentation. De l’Interprétation des rêves aux Rêves de l’interprétation », Ornicar ?, no 40, printemps 1987, p. 6.
  • 2
    Cf. Miller J.-A., « Le mot qui blesse », La Cause freudienne, no 72, novembre 2009, p. 133 : « L’interprétation n’est pas une technique, c’est, disons, une éthique. »
  • 3
    Lacan J., « D’un dessein », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 364 & sq.
  • 4
    Cf. Laurent É., intervention lors de la journée « Le redépart de la passe », École de la Cause freudienne, 7 octobre 2023, inédit.
  • 5
    Miller J.-A., « L’esp d’un lapsus », Quarto, no 90, juin 2007, p. 16.
  • 6
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.- A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 26.
  • 7
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 11 février 1975, Ornicar ?, no 4, rentrée 1975, p. 95 & sq.