En 1910, dans La technique psychanalytique, Freud pointe dans le chapitre intitulé « De la psychanalyse sauvage » que ce dont souffre le malade n’est pas une ignorance qui disparaîtrait simplement en communiquant les liens entre sa maladie et son vécu infantile. Il porte à notre attention que l’interprétation n’est pas communication. Cette remarque de Freud garde son actualité et sa pertinence au temps du marché digital très florissant de la santé mentale. En effet, si le savoir inconscient n’est pas mis au travail par le patient, Freud note qu’il peut alors imaginer qu’ « il suffirait pour la guérison que le malade suive des leçons ou lise des livres. Mais ces mesures ont tout autant d’influence sur les symptômes de souffrance des nerveux que n’en aurait sur la faim la distribution de menus en période de famine1Freud S., La technique psychanalytique, Paris, PUF, 2007, p. 45. ». C’est, chez Freud, l’hypothèse de l’inconscient interprète, celui qui se trame dans les méandres du déchiffrage du rêve, du lapsus ou de l’acte manqué. L’inconscient interprète n’est pas à prendre comme un savoir établi par avance, mais il est à considérer plutôt comme « un langage avec des ponctuations2Laurent É., « L’interprétation ordinaire », Quarto, no 94-95, Janvier 2009, p. 146. », pour reprendre cette expression à Éric Laurent. C’est dire que l’interprétation psychanalytique porte sur la réalité du sujet par la découpe signifiante. La ponctuation que Lacan a pu qualifier de ponctuation heureuse est alors celle qui donne une valeur d’interprétation au symptôme par exemple.
Dans « La direction de la cure », Lacan rappelle en outre que « L’interprétation chez Freud est si hardie qu’à l’avoir vulgarisée, nous ne reconnaissons plus sa portée de mantique.3Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 597. » Il y aurait à s’étonner de l’emploi de ce terme de « mantique », comme l’atteste l’étymologie qui renvoie à l’oraculaire c’est-à-dire au devin. Le devin étant celui qui peut prédire l’avenir sans utiliser les moyens ordinaires de l’information. Mais Lacan éclaire l’interprétation avec sa portée de mantique en soulignant son relief particulier dans l’expérience analytique. Il évoque pour ce faire l’interprétation freudienne de « L’homme aux rats ». Il souligne que Freud tombe pile4Cf. Ibid. alors même que son interprétation présumant de l’interdiction qu’aurait porté le père à l’endroit du fils était inexacte. Lacan note que cette interprétation ne correspond pas aux faits et dément « la réalité qu’elle présume, mais qui pourtant est vraie5Ibid. ». Elle est vraie, car d’y anticiper la fonction de l’Autre tenu pour mort dans la structure de la névrose obsessionnelle, Freud démontre, dans une cure, la portée d’une interprétation qui n’est pas plus isomorphe à la réalité qu’elle ne l’est au Moi.
Pourtant, ces deux considérations sur l’interprétation psychanalytique chez Freud n’évacuent pas une autre caractéristique de l’interprétation. On pourrait s’avancer jusqu’à dire que ce qui caractérise l’interprétation est qu’elle est toujours marquée d’un degré d’inquiétude. À ce propos, il n’est qu’à voir, nous dit Jacques-Alain Miller dans « La fuite du sens », comment Plutarque, au 1er siècle après J.-C., déplorait la fin des oracles dont les interprétations n’avaient plus de portée. Plutarque explique que, dès que les oracles délaissèrent les vers pour parler comme tout le monde, ce fut leur déclin. Ils n’ont plus été consultés comme auparavant. On n’y croyait plus et « personne ne s’y rend[ait] pour apprendre sa vérité6Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 28 février 1996, inédit. ». Fondamentalement, l’inquiétude de l’interprétation repose sur le fait qu’elle se tient purement au niveau de la parole.
Ce trait d’inquiétude qui est propre à l’interprétation est aussi à prendre en compte dans la cure. Elle a des conséquences dans la cure puisqu’elle indique ce qui se passe lorsqu’un patient parle en séance. On y retrouve sans doute le rapport d’inexactitude à la réalité, à entendre au point que dénude l’expérience analytique, celui de la vérité variable. En effet, ce qu’on vient à raconter de sa vie, le sens que l’on donne à son existence, se déploie dans la varité mouvante du sens. Mais, l’inquiétude est surtout à entendre dans ce qui, pour chacun, est défaillance à dire. C’est au cœur de l’expérience analytique, puisque le symbolique traite en partie, et en partie seulement, le « noyau du réel7Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 53. » du sujet, comme l’indique Lacan au début du Séminaire XI.
Tout discours est donc marqué par la défaillance symbolique, celle de l’ordonnancement des signifiants quant au noyau de réel. Celui qui rencontre un analyste n’y échappe pas non plus et l’incitation à dire ce qui lui passe par la tête, l’association libre, est sur fond de cette défaillance de l’ordre symbolique. Si la psychanalyse est le règne de la parole, elle ne l’est que si elle maintient, par un maniement subtil de l’interprétation, l’« éloge du désordre symbolique8Laurent É., « L’ordre symbolique au XXIe siècle », La Cause freudienne, no 76, décembre 2021, p. 143. » quant au réel et à l’opacité du sexuel. C’est pourquoi « Que ce soit par la faille dans l’ordre du rapport entre les sexes ou dans les impasses de la civilisation, le discours psychanalytique aborde l’ordre symbolique par son défaut que même la poésie ne peut rémunérer9Ibid, p. 145. », nous dit Éric Laurent.
Dans la pratique clinique, si le désordre symbolique est désordre, défaut qu’aucun sens ne pourra rémunérer, cela veut dire que l’analyse n’a pas un usage standard du sens. Elle aurait bien davantage un « usage déviant10Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 8 décembre 1999, inédit. », pour prendre ce qualificatif qu’a fait valoir J.-A. Miller dans son enseignement « Les us du laps ». Déviant vient ainsi à épingler que, de structure, la chaîne signifiante rate le réel en jeu pour chaque Un.
L’interprétation n’est pas donc sans lien avec la déviance, tout du moins avec un usage déviant de la langue qui est autorisé en premier lieu par l’analyste. C’est une modalité de la praxis psychanalytique. L’interprétation qui s’inscrit dans l’usage déviant du langage est une interprétation dans le laps psychanalytique. Cela veut dire qu’elle est affine au temps. Dans la pratique, le laps psychanalytique est à saisir comme un inédit dans la séance. Cela se rejoue à chaque séance. Ainsi « c’est dans ce laps de temps de la séance analytique, que autorisation est donnée au laps psychanalytique du langage, qui n’est pas sans affinités avec le laps poétique […] qui est entre le signifiant et le signifié […]. Et c’est ce laps que vient habiter non pas l’émotion poétique mais plus sobrement et parfois plus férocement, l’interprétation psychanalytique11Ibid. », dit encore J.-A. Miller. Il précise aussi que l’interprétation est l’usage de ce qui glisse dans le défilé des signifiants, de ce qui tombe non pas sous le sens, mais hors du sens, de ce qui lapse.
Ce qui tombe, ce qui lapse dans l’interprétation, oriente la cure vers autre chose qu’une élucidation du sens qui maintient l’inquiétude quant à la vérité, toujours menteuse. Au contraire, l’interprétation vise une énigme bien particulière, celle dont Lacan dit dans L’envers de la psychanalyse que « c’est probablement cela, une énonciation12Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 39. ».