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J53 , Orientation

L’interprétation et sa vertu allusive.

11/05/2023
Laurent Dupont

À la question : « Pourquoi arrêtez-vous la séance ? », Ernest Jones aurait répondu : « Pour faire entrer le patient suivant. » À suivre ce trait d’humour, parler se suffirait à lui-même. La coupure de la séance ne serait qu’un : « à la prochaine ! ». La chaîne signifiante se déroulerait ainsi, de séance en séance, déposant chaque fois les signifiants tels que le patient les amène. L’interprétation dans ce cas, n’est pas ce qui vient couper la séance, elle aurait plutôt la structure de l’aiguillage qui change la direction du discours du patient par l’intervention de l’analyste. Pour la fin de la séance, c’est l’horloge qui déciderait, ni la contingence, ni la surprise, ni même les formations de l’inconscient.

Pourquoi la logique de la cure lacanienne est-elle, à l’opposé, une logique de la coupure ?

Dès 1958, Lacan énonce : « À quel silence doit s’obliger maintenant l’analyste pour dégager au-dessus de ce marécage le doigt levé de Saint Jean de Léonard, pour que l’interprétation retrouve les horizons déshabités de l’être où doit se déployer sa vertu allusive ?1Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 641. » Prenons cette indication au pied de la lettre. L’interprétation se doit d’être allusive, c’est sa vertu. L’allusion n’est donc pas un énoncé bouclé sur lui-même, elle maintient ouverte la porte du sens sans le donner. Deuxième point : l’analyste doit s’obliger au silence. C’est ce que Lacan reprendra dans le Séminaire XI, soit en 1964 : « la rupture, la fente, le trait de l’ouverture fait surgir l’absence – comme le cri non pas se profile sur fond de silence, mais au contraire le fait surgir comme silence2Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 28. ». Nous obtenons une nouvelle indication précieuse de Lacan : le silence n’est pas tant que l’analyste se taise, mais qu’il fasse, par son acte, surgir dans la chaîne signifiante même, le  silence. Le silence est une coupure.

Ce point est central, l’interprétation est coupure si elle a produit le silence, pas au sens où le patient se tait, mais où l’absence dont parle Lacan se fait ab-sens. Quand, dans la séance, se déroule le blabla du patient, quand c’est l’horloge qui décide de la fin de la séance, S1 et S2 s’articulent dans une ronde sans fin, produisant une inflation de sens. Quand c’est le désir de l’analyste qui guide son acte, alors l’interprétation est coupure, car elle vise le tiret entre S1-S2, elle sépare ce qui semble s’articuler. De cette séparation surgit le silence, l’ab-sens s’entend dans ce silence même. C’est l’orientation par le réel : « vertu allusive » et « silence » révèlent le noeud de l’interprétation, la chute du sens, du confort du sens qui soutient l’être, et vise le désêtre, selon le mot de Lacan, horizons déshabités de l’être, comme il le disait déjà en 1958.

Jacques-Alain Miller parle de la « fragilité intrinsèque à l’être3Miller J.-A., « Lire un symptôme », Mental, n° 26, juin 2011, p. 52. » et ajoute que, de cette fragilité, un terme vient nommer le nouage entre l’être et l’apparence : c’est le semblant. Le semblant est ce qui fait tenir ensemble l’être et l’apparence soit : le corps imaginaire et le corps symbolique. L’analyste en position de semblant implique donc qu’il soit dans un nouage entre l’être et l’apparence, mais qu’il tienne compte d’un au-delà. Car J.-A. Miller précise : au-delà, il y a le réel, soit un être « intouché par les équivoques du langage4Ibid., p. 52. ». Intouché, n’est pas intouchable, intouché veut dire que là, en ce lieu, les équivoques du langage n’auraient pas posé le pied. Terra incognita aux équivoques. L’équivoque, c’est un des noms de la vertu allusive. Nous pouvons même dire que l’interprétation telle que Lacan la développe dans « L’étourdit », équivoque, grammaire, logique, soit apophantique, c’est l’allusion qui touche au réel.

C’est un apport majeur de Lacan que l’interprétation ne vise pas à résoudre l’énigme, mais à l’entretenir, à toujours soutenir la dimension de l’énigme, de l’équivoque, de l’allusion, afin de mener le sujet au-delà du sens et de la vérité. C’est pourquoi, à suivre J.-A. Miller dans L’os d’une cure, nous pouvons penser l’interprétation à partir des formations de l’inconscient, bien sûr, mais aussi de trois éléments qui sont autant de boussoles.

La première boussole, c’est la répétition. « Le même émerge à partir […] du divers : on va du multiple à l’Un5Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin éditeur, 2018, p. 28. » et J.-A. Miller ajoute : « Cela fait partie de la formation de l’analyste que de savoir repérer cette réduction propositionnelle, c’est-à-dire de savoir capter la constante6Ibid., p. 29.». Savoir capter fait écho au Lacan de « L’étourdit » : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend7Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449. ». « Entendre », ça fait partie de la formation de l’analyste. Et là où l’on apprend à entendre, c’est dans son analyse même, on apprend à s’entendre, à entendre soi. Si c’est l’analyste qui dit, on l’écoute lui, mais il n’est pas sûr qu’on entende quelque chose. L’allusion ne révèle pas, elle forme à repérer, à entendre.

Deuxième boussole : « J’appellerais convergence le second mécanisme après la répétition. La cure fait en effet apparaître que les dires du sujet convergent vers un énoncé essentiel. […] Cet énoncé essentiel peut se dégager dans le discours même de l’analysant.8Miller J.-A., L’os d’une cure, op. cit., p. 30. » Là, ce qui s’entend nécessite le temps, il faut la routine des séances, il y faut la cure, pour entendre la convergence. Cette convergence, peut émerger du dégagement des signifiants et alors, l’analysant peut l’entendre tout seul, il peut dire : c’est ça, c’est ce signifiant-là, ou c’est ce petit groupe de signifiants, cette petite phrase du fantasme par exemple, ce qui fait identification. Ça se transmet dans les témoignages de passe.

Mais il y a une « autre possibilité », dit J.-A. Miller, « l’énoncé sur lequel se fait la convergence du discours n’est pas donné par l’analysant, et il revient à l’analyste de le produire sous la forme d’une interprétation.

Il s’inscrit alors à la même place que l’énoncé primordial, et c’est l’interprétation inoubliable, parfois unique, qu’un analysant conserve de sa cure analytique9Ibid., p. 32. ». On a donc un mouvement de l’interprétation qui va du « faire résonner ce qui s’entend sans le dire », l’allusion, à se faire porteur de l’énoncé primordial. Comment sait-on que c’est l’énoncé primordial ? Il convient d’être prudent, de se donner le temps, de penser le temps de l’analyse dans la dimension de la séance même, mais aussi dans sa dimension d’infini, un temps qui pose toujours à l’horizon l’espace de l’impossible sens qui viendrait boucler la chose.

L’énoncé primordial est un énoncé rétroactif, il vient, comme dans le graphe du désir, poser un point de capiton. C’est la réduction dans un signifiant. Plus que de dire « il est produit par », je dirais « il se produit par », par ce qui s’entend dans ce qui se dit derrière. Là, l’allusion, c’est l’inconscient même. C’est la parole de l’analysant qui le dit sans le dire, qui le dit derrière. Alors, la production de l’analyste consiste à pointer du doigt la vertu allusive du dit de l’analysant.

Troisième boussole donnée par J.-A. Miller : L’évitement. « L’évitement vient en opposition à la répétition et à la convergence.10Ibid., p. 34. »… « le réseau des successions impossibles qu’évite toujours la répétition, comme si ce qui se répétait de plus important, était l’évitement.11Ibid., p. 40. » Ce qui ne trouve pas à se dire. Ne pas trouver, comme quand on dit : « je ne trouve pas la sortie ». Ça ne sort pas, pas du côté de l’empêchement, mais du côté de l’achoppement, de la béance. La chaîne signifiante de l’association libre ne parvient pas à attraper ça. C’est une version cruciale du « silence ». Le silence dans le dit lui-même. Le silence du tableau de Munch qui révèle le cri, le « ça crie ». En français on a une expression pour cela, on dit « c’est criant ». « L’attention de l’analyste ne doit pas se laisser fasciner par la répétition et la convergence, présence répétée et constante, mais se porter également sur la répétition de l’absence, de l’évitement, du contournement, qui constitue précisément pour le sujet une pierre d’achoppement12Ibid., p. 40-41. ».

J’insiste sur ce « l’attention de l’analyste ». Cela implique bien que ce n’est pas seulement qu’on écoute ce qui s’énonce, mais que l’on entend dans l’énonciation ce qui ne se dit pas, ce qui résonne de son absence dans le dit de l’analysant. L’impossible à dire. Dans notre logique psychanalytique, l’impossible a toujours à voir avec le réel. « Dans l’expérience analytique, répétition et convergence désignent la réduction au symbolique […] Cet évitement introduit ce que j’appelle la réduction au réel13Ibid. ». Le réel est à entendre comme la disjonction entre le corps et le langage. Comme l’impossible rencontre d’un corps jouissant et de l’Autre comme trésor des signifiants. Si ça ne se rencontre pas, ça ne peut se dire.

L’évitement nous mène jusque-là où l’allusion est alors le maximum de ce que le langage peut pour rendre compte d’un corps qui se jouit. L’allusion serait alors tout le langage comme « élucubration de savoir sur lalangue14Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 127. ».

Allusion et silence, prennent alors un tour nouveau, ils opèrent le nouage de ce qui fait interprétation dans l’énonciation même. À suivre ce chemin s’opère une réduction du sens vers un assèchement de l’association libre, un assèchement qui mènerait vers un silence qui ne serait pas un je ne sais pas quoi dire, ou un je n’ai plus rien à dire, mais un « ça voir » sur le moteur de la parole, de la vocifération, version de l’énonciation que J.-A. Miller définit comme : l’alliance de l’énoncé, de la voix et du corps15Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 11 juin 2008, inédit.. C’est là que l’on peut mesurer les conséquences du non-rapport sexuel pour un sujet donné, faisant surgir le plus singulier pour lui-même.

  • 1
    Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 641.
  • 2
    Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 28.
  • 3
    Miller J.-A., « Lire un symptôme », Mental, n° 26, juin 2011, p. 52.
  • 4
    Ibid., p. 52.
  • 5
    Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin éditeur, 2018, p. 28.
  • 6
    Ibid., p. 29.
  • 7
    Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449.
  • 8
    Miller J.-A., L’os d’une cure, op. cit., p. 30.
  • 9
    Ibid., p. 32.
  • 10
    Ibid., p. 34.
  • 11
    Ibid., p. 40.
  • 12
    Ibid., p. 40-41.
  • 13
    Ibid.
  • 14
    Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 127.
  • 15
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 11 juin 2008, inédit.