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J51 - La norme mâle, Sublimations

L’infini en acte : l’art de James Turrell

Nuances. Autour d'une citation de J.-A. Miller

© D'après J. Fournier.
27/10/2021
Nathalie Jaudel

Ce texte a été initialement rédigé pour la rubrique « Nuances » du blog des 51es Journées de l’ECF, qui consistait à déplier un commentaire autour d’une citation.

« Sans doute [Lacan] s’était-il aperçu dès longtemps que tout ce qu’il en est de la jouissance ne se laissait pas résoudre par la solution phallique […] L’orientation vers le singulier […] veut dire […] que le déchiffrement s’arrête sur le hors-sens de la jouissance, et que, à côté de l’inconscient, où ça parle […] il y a le singulier du sinthome, où ça ne parle à personne. C’est pourquoi Lacan le qualifie d’événement de corps.
Ce n’est pas un événement de pensée. Ce n’est pas un événement de langage. C’est un événement de corps – encore faut-il savoir : de quel corps ? Ce n’est pas un événement du corps spéculaire […]. C’est un événement du corps substantiel, celui qui a consistance de jouissance. » 

Miller J.-A., « L’inconscient et le sinthome », La Cause freudienne, n° 71, juin 2009.

Existe-t-il un impact du déclin de la norme-mâle dans l’art ? Peut-on repérer la trace des effets de l’évaporation du Père dans les œuvres produites par l’époque ? Gérard Wajcman a tenté de le penser, à partir d’un repérage des objets propres à l’art contemporain : l’objet chu, le rebut, le déchet1Cf. « Conversations sur tout ce qui tombe », 1re rencontre Gérard Wajcman, Palais de Tokyo, Paris. – voire l’absence2Wajcman G., L’objet du siècle, Lagrasse, Verdier/poche, 2012..

Il est par ailleurs indéniable que, tandis que l’art du Moyen Âge occidental s’était mis au service de l’Église et de l’Autre divin, à partir de la Renaissance ce lien se défit peu à peu. Mais l’activité artistique restait étroitement inscrite dans l’ordre symbolique. Le monde des ateliers était hiérarchisé autour de la figure d’un maître ; ils s’inscrivaient dans une généalogie, une histoire, une tradition. Et longtemps après encore, le registre de la signification, de la représentation, fut-elle abstraite, resta prévalent, que ce soit per via di porre ou per via di levare. L’art produisait des objets matériels, facilement transportables, échangeables et, de ce fait, susceptibles d’entrer dans le circuit marchand. La norme mâle y régnait, quand bien même était-elle transgressée – que l’on songe par exemple au « Salon des refusés ».

Mais d’autres voies encore ont été tracées. Parmi elles, il y a la recherche entreprise par un artiste américain né en 1943 à Los Angeles : James Turrell. Fils d’un ingénieur aéronautique décédé alors qu’il était encore enfant et d’une médecin, il devint pilote d’avion à seize ans. Après avoir étudié la géologie, l’astronomie et les mathématiques, il obtint une licence en psychologie de la perception. Dès l’année suivante, il commença des études d’art et se rapprocha du groupe dit Light and Space. Dans ses œuvres, peu à peu, c’est l’objet de l’art – et l’objet d’art – lui-même qui s’évapore. Il ne met pas tant en scène l’absence comme objet que l’absence d’objet – d’objet matériel, s’entend.

Ainsi :

. On vous amène dans une pièce plongée dans la plus profonde obscurité. On vous invite à demeurer assis, sur un banc, les yeux ouverts, pendant dix minutes. Après ce délai, vous dit-on, quelque chose va se produire. Et, en effet, peu à peu, vous commencez à discerner une très vague lueur blanche. Elle est presque imperceptible. Vous devenez capable de vous mouvoir dans la pièce. La lueur, qui en est à peine une, provient d’une ouverture rectangulaire appliquée sur l’un des murs. Un air froid en émane. Les limites de votre corps, les seuils de votre perception, deviennent imprécis, flous. Une sensation presque hallucinatoire de désorientation, de flottement, qui n’est pas sans évoquer la déréalisation, vous gagne.

. Ou, vous entrez dans une pièce vide, entièrement baignée d’une lumière rose qui prend presque un aspect matériel. Vous marchez dans le rose. Le rose habite et sature l’espace. Le rose vous pénètre. Ce qui semble paroi s’avère n’être que lumière. La pièce perd toutes limites. Le dedans et le dehors s’effacent.

. Ou bien, vous vous allongez sur un immense matelas situé sous une reproduction inversée de la coupole réalisée par Frank Lloyd Wright pour le Guggenheim Museum : une série d’ovales superposés qui montent en cône vers un point de fuite invisible. Selon un rythme et un ordre aléatoires, la lumière change – lentement, continûment. Vous guettez le moment de passage d’une couleur à l’autre, vous cherchez à le saisir, à l’attraper. Impossible. Peu à peu, la couleur vous aspire.

. Ou encore, vous entrez dans une pièce. Elle est vide ; un banc de pierre en épouse le pourtour. Vous vous asseyez. Vous levez les yeux. Le plafond est découpé en son centre et s’ouvre comme une immense fenêtre vers le ciel, le passage des nuages, les variations de la lumière. Il y a le cadre, et il y a l’infini. Le silence se fait en vous.

En 1979, Turrell survola, aux manettes de son avion, un cratère situé non loin de Flagstaff dans l’Arizona : Roden Crater. Il en fit l’acquisition et, depuis lors, moyennant le déplacement de millions de mètres cubes de terre, il s’emploie à le transformer en observatoire des phénomènes célestes à l’œil nu. Composé de vingt et un espaces de visualisation et de six tunnels, ce grand œuvre, qui connecte le ciel et la terre en mêlant architecture sacrée et architecture profane, reste à ce jour inachevé.

Conçues comme de pures expériences, ses « installations » court-circuitent dans leurs effets, si ce n’est dans leurs causes, tout lien à l’ordre symbolique et au langage. « My work has no object, no image and no focus. With no object, no image and no focus, what are you looking at ? You are looking at you looking. What is important to me is to create an experience of wordless thought. » (« Mon travail, [dit-il], n’a pas d’objet, pas d’image et pas de point de mire. Sans objet, sans image et sans point de mire, que regardez-vous ? Vous vous regardez regarder. Ce qui est important pour moi, c’est de créer une expérience de pensée sans mots.3Cf. site internet « James Turrell », introduction. ») En s’appuyant sur le registre du continuum, il exclut celui de la représentation. Quoique reposant au plus haut point sur la perception, la plupart de ses œuvres produisent surtout de l’éprouvé4Laurent É., « François Wahl sans “storytelling” », Lacan Quotidien, n° 425, 24 septembre 2014, publication en ligne..

Beaucoup d’entre elles reposent sur des effets de type Ganzfeld, soit de champ sensoriel uniforme. Ce mot allemand décrit un phénomène de déprivation sensorielle via la perte de la perception de la profondeur propre aux expériences, connues des aviateurs, dites de « voile blanc ». Il s’agit d’un phénomène optique atmosphérique qui se produit lorsque la couche de neige au sol est intacte et le ciel au-dessus est uniformément couvert : alors, l’observateur semble enveloppé dans une lueur blanchâtre uniforme, comme s’il était à l’intérieur d’un bol de lait. Ne pouvant plus discerner l’horizon, ni la distance du sol, il perd, même si la visibilité demeure bonne et le plafond haut, les éléments essentiels pour continuer son vol en sécurité : le sens de la profondeur et de l’orientation.

Ces œuvres immersives, dans lesquelles l’intangible lumière, éclairant « rien » si ce n’est l’espace lui-même, prend une présence physique, une dimension de choséité, affectent directement le corps sans en passer par le langage. Nulle abstraction, nulle intellectualisation, ici. Elles impactent. Elles laissent des traces de jouissance indicibles. Elles procurent à ceux qui les contemplent des « expériences » incomparables à nulle autre rencontre avec une œuvre d’art. Elles organisent la confrontation à la dimension de l’Autre barré, à l’illimitation.

Elles ont une portée mystique – et pour cause. Parce que Turrell, comme le fondateur d’Amnesty International ou celui d’Oxfam, est de religion Quaker. Et la lumière, sous les espèces du concept de « lumière intérieure », est au cœur de cette dissidence de l’anglicanisme qui invite ses fidèles à pratiquer la méditation, soit à « rentrer en soi pour accueillir (greet) la lumière ».

Et quoique sa recherche ait été inspirée par celle de Mark Rothko, elle s’en distingue et d’une certaine manière, la porte à une puissance seconde. Car le type d’expérience vibratoire et enveloppante tentée par celui-ci restait dans le cadre limité et bordé de la toile. Si Rothko visait l’ « inclusion de l’œil du spectateur sur la surface, son “absorption”5Laurent É., L’envers de la biopolitique. Une écriture pour la jouissance, Paris, Navarin, 2016, p. 183.», s’il tentait de « peindre le corps affecté6Ibid.», Turrell infinitise cette expérience – en affectant le corps. Le sujet, confronté à ces œuvres non localisées, non bordées, immatérielles, s’éprouve comme regard hors monde ; il devient à la fois fascinant et fasciné, pur regard et pur regardé, lieu d’une expérience de corps où l’un de ses bords pulsionnels s’étend sans limites, et qui ne doit rien au miroir – et presque rien à la fenêtre.

En nous permettant d’approcher l’expérience mystique, soit une « jouissance qui déborde toutes les normes7Guyonnet D., Pfauwadel A., « La fin de la norme mâle », argument des J51 de l’École de la Cause freudienne.», et d’en éprouver tant l’insondable que la frappe, Turrell fait résonner, pour chacune et chacun de ceux qui, grâce à lui, « s’avancent dans la lumière », la proposition selon laquelle on pourrait « interpréter une face de l’Autre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance féminine […]8Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 71.».

Ce n’est dès lors pas un hasard, sans doute, si son art est contemporain de l’évaporation du Père. À côté du binaire oui/non, permis/interdit, de la jouissance phallique, le champ de la jouissance « comme telle9Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 2 mars 2011, inédit.» – sans limites et dont on ne peut rien dire – s’étend et fait venir au premier plan les corps affectés. Le mode « non-binaire », non signifiant, selon lequel ses œuvres nous confrontent à la dimension de l’infini, du continu, de l’indicible – du réel donc – nous convoquent à penser l’art au temps du déclin de la norme mâle et de la « féminisation du monde10Laurent É., in Miller J.-A., »L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 18 décembre 1996, inédit. Cf. aussi : Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 9 février 2011, inédit.» qui lui fait escorte.

 


  • 1
    Cf. « Conversations sur tout ce qui tombe », 1re rencontre Gérard Wajcman, Palais de Tokyo, Paris.
  • 2
    Wajcman G., L’objet du siècle, Lagrasse, Verdier/poche, 2012.
  • 3
    Cf. site internet « James Turrell », introduction.
  • 4
    Laurent É., « François Wahl sans “storytelling” », Lacan Quotidien, n° 425, 24 septembre 2014, publication en ligne.
  • 5
    Laurent É., L’envers de la biopolitique. Une écriture pour la jouissance, Paris, Navarin, 2016, p. 183.
  • 6
    Ibid.
  • 7
    Guyonnet D., Pfauwadel A., « La fin de la norme mâle », argument des J51 de l’École de la Cause freudienne.
  • 8
    Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 71.
  • 9
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 2 mars 2011, inédit.
  • 10
    Laurent É., in Miller J.-A., »L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 18 décembre 1996, inédit. Cf. aussi : Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 9 février 2011, inédit.