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J51 - La norme mâle, Une lecture du discours courant

L’éternel masculin

Le gentleman, le dandy et le capitaliste

© D'après J. Fournier.
04/10/2021
Pascal Docquiert

Qu’« un homme soit toujours plus ou moins sa propre métaphore1Lacan J., Le Séminaire, livre v, Les formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 195.» a jeté sur la virilité une « ombre de ridicule » à laquelle les contemporains tentent de répondre, avec plus ou moins de bonheur.

En 1999, un livre proposait à sa manière de réarmer le mâle en lui fourbissant l’uniforme du gentleman : L’éternel masculin2Cf. Roetzel B., Gentleman : A timeless Guide to Fashion, trad. L’éternel masculin, Cologne, Könemann, 1999., voilà un titre on ne peut plus norme mâle !

L’expression est un envers de celle de Goethe à la fin du second Faust. L’éternel féminin conclut la pièce où le damné est à nouveau sauvé après s’être adonné aux méthodes modernes d’exploitation de la terre. L’apparition, en plein romantisme, du capitalisme industriel n’est pas sans lien avec l’essentialisme qui se concentre dans l’éternel féminin. La tourmente romantique désarrimée du père produit un resserrement des rangs : l’éternel féminin ne concerne pas tant la femme que la localisation de l’objet a, devenu volatile, dans ce qui serait « un guide immuable du désir masculin3Cf. l’article consacré par Wikipedia à l’ « Éternel féminin ».».

L’éternel masculin est un mode d’emploi de la manière la plus normale d’être mâle : du soin des ongles au nœud de cravate, tout est là expliqué sur « ce dont un homme cultivé a besoin pour paraître en société4Roetzel B., Gentleman : A timeless Guide to Fashion, op. cit., p. 8.».

C’est surtout un chant du cygne d’une certaine norme mâle et, bien sûr, une réponse par la bravade au désarroi viril, au moment même où il est en train de mourir.

Dans une introduction intitulée « Le sens de la perfection », l’auteur précise que « du matin au soir, l’œillet de sa boutonnière ne peut en aucun cas se faner, aucun poil de sa moustache, impeccablement taillée et peignée, ne doit se rebeller […] Le gentleman se doit d’être constamment correct, d’accomplir d’instinct ce qui convient5Ibid.».

On y entend presque Baudelaire : « Le dandy doit aspirer à être sublime sans interruption. Il doit vivre et dormir devant un miroir6Baudelaire C., Mon cœur mis à nu (1908), (3e ed.), Paris, Mercure de France, p. 101.», ce que Camus appelle « l’ascèse du dandy7Camus A., L’homme révolté, Paris, Gallimard, p. 71.».

C’est dans ce sens que, très précieusement, Jacques-Alain Miller peut établir la position du dandy comme celle d’une « résistance héroïque […] à la prose du monde moderne8Miller J.-A., « Bonjour sagesse », La Cause du désir, n° 95, avril 2017, p. 89.».

Cependant, L’éternel masculin ne joue pas la même partie et le gentleman qu’il décrit n’est pas l’exception : il s’absorbe dans une normâlité de convention. Il correspond au snob – celui qui « s’agglomère, fait groupe, imite9Ibid., p. 87.». On est dans « l’armée des semblables10Guyonnet D., Pfauwadel A., « La norme mâle », Argument des 51es Journées de l’École de la Cause freudienne. » démocratiques et libéraux. La panoplie du gentleman est une prescription à des homoioi modernes, là où le dandy est du côté de l’exception aristocratique contestant la dévirilisation du monde.

La norme est donc ici repérée à partir d’un objet a qui comblerait la castration. C’est l’objet fantasmé du snob, d’un côté ; le personnage du dandy lui-même, de l’autre : « Si je voulais écrire la position de Brummell, j’écrirais, à notre façon, a→$. Car il vient comme objet cause11Miller J.-A., « Bonjour sagesse », op. cit., p. 89.».

Au-delà cependant, ce livre nous enseigne sur cette autre chose qu’annonçait déjà Goethe : un déplacement de la valeur de cet objet dans les discours. À tourner ses pages, ce que l’on découvre en effet, c’est qu’il est un véritable « catalogue 3 Suisses ». Le gentleman modèle se présente surtout comme un consommateur bien informé des marques adéquates : Church’s, Montblanc, Barbour, etc.

Ce n’est pas sans rappeler l’homme de la chanson de Diane Tell12Cf. Si j’étais un homme, album En Flèche, 1980. qu’elle n’espère pas tant romantique que propriétaire d’un bateau lui offrant bijoux, fleurs et parfum et lui faisant construire une villa à Bergame… Un homme, certes, mais un homme riche, surtout !

Ainsi, ce qui se manifeste dans ce livre, c’est que le modèle proposé du masculin ne s’aligne plus tant sur la logique phallique du fantasme que sur un plus-de-jouir dans le discours capitaliste.

Le problème de ce discours, c’est que se « pose la question de savoir s’il s’agit encore d’un discours13Miller J.-A., « Jouer la partie », La Cause du désir, n° 105, juin 2020, p. 27.», parce qu’il fait court-circuit et laisse le sujet seul dans le bouclage d’un mouvement perpétuel qui n’est plus limité par la barrière du discours du Maître entre $ et a.

Quand la norme mâle s’efface, la virilité devient un objet de consommation comme un autre, un objet addictif et interchangeable qui ramène le sujet à la solitude de sa jouissance.

 


  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre v, Les formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 195.
  • 2
    Cf. Roetzel B., Gentleman : A timeless Guide to Fashion, trad. L’éternel masculin, Cologne, Könemann, 1999.
  • 3
    Cf. l’article consacré par Wikipedia à l’ « Éternel féminin ».
  • 4
    Roetzel B., Gentleman : A timeless Guide to Fashion, op. cit., p. 8.
  • 5
    Ibid.
  • 6
    Baudelaire C., Mon cœur mis à nu (1908), (3e ed.), Paris, Mercure de France, p. 101.
  • 7
    Camus A., L’homme révolté, Paris, Gallimard, p. 71.
  • 8
    Miller J.-A., « Bonjour sagesse », La Cause du désir, n° 95, avril 2017, p. 89.
  • 9
    Ibid., p. 87.
  • 10
    Guyonnet D., Pfauwadel A., « La norme mâle », Argument des 51es Journées de l’École de la Cause freudienne.
  • 11
    Miller J.-A., « Bonjour sagesse », op. cit., p. 89.
  • 12
    Cf. Si j’étais un homme, album En Flèche, 1980.
  • 13
    Miller J.-A., « Jouer la partie », La Cause du désir, n° 105, juin 2020, p. 27.