Il est deux supports privilégiés de la voix et du regard qui captent volontiers l’enfant autiste sans l’angoisser : l’animal et le personnage de dessin animé. L’un et l’autre s’avèrent bien peu exigeants dans leur attente d’un retour : leur voix ne commande pas à l’enfant, leur regard n’est pas inquisiteur. Avec de tels compagnons, quand ils sont élus, l’autiste ne se sent pas en danger : le regard n’est plus fuyant, les propos sont entendus, parfois même il leur prête une voix, s’exprimant ainsi par procuration.
Owen Suskind ne fut pas le seul autiste à prendre des personnages de dessins animés pour éducateurs et à s’engager dans la parole par l’entremise d’un échange fictif avec eux. Le premier compagnon avec qui Dale Gardner parvint à instaurer une relation fut un chiot. « Quand Henry [le chiot] tirait le jouet vers lui, Dale ne le quittait pas un instant des yeux sans même s’en rendre compte. On remarqua aussi qu’il n’avait pas peur de fixer les yeux inoffensifs du chiot, même quand il lui parlait…1Gardner N., Le chien et l’enfant qui ne savait pas aimer, Bernay, City, 2016, p. 140.». De même, quand George Romp, un autre enfant autiste, entra dans le cabinet vétérinaire, « le chat le fixa, George le regarda à son tour, droit dans les yeux, ce qu’il ne faisait jamais. Il ne supportait pas le regard d’un autre plus d’une fraction de seconde et encore, seulement avec des proches…2Romp J., Mon ami Ben, Paris, J.-C. Gawsewitch, 2011, p. 112.» Or, dans les deux cas, la mobilisation de la vie affective instaurée par ces relations permit le développement du langage, par un même procédé, la mise en jeu de la voix fictive de l’animal. C’est Georges lui-même qui inventa le « parler-chat » grâce auquel il put ouvrir une fenêtre sur son monde en disant « des choses qu’il n’avait jamais su exprimer3Ibid., p. 160.» auparavant. Suskind parvint à entrer en contact avec son fils par l’entremise du « parler-perroquet » en imitant l’un des personnages préférés de l’enfant dans les films de Walt Disney, Iago, le perroquet d’Aladin4Suskind R., Life, Animated. A story of Sidekicks, Heroes and Autism, Kingswell, California, 2014.. Quand le père de Dale imagina le « parler-chien », en prêtant une voix à Henry, les effets furent tout aussi étonnants : Dale fut aussitôt très réceptif aux messages transmis par ce truchement.
À l’occasion d’une violente colère de Dale, son père eut soudain l’inspiration de prêter une voix au chien élu par l’enfant. « Il prit une voix grave et raffinée, rapporte la mère, et dit à notre fils :
— Dale, c’est Henry qui te parle. Je déteste quand tu cries. Je suis si inquiet. Pourrais-tu arrêter, s’il te plaît ?
Quand il entendit cela, Dale se calma aussitôt et se reprit, répondant à son chien :
— Très bien, Henry, je suis désolé.
On se regarda, Jamie et moi, poursuit la mère, soulagés et abasourdis, puis Jamie dit de la même voix grave :
— Dis-moi, Dale, on va courir, alors ?
À ces mots, mon petit garçon se releva, m’éjecta pratiquement et dit :
— Très bien, Henry, allons-y.
Et ils allèrent dans le jardin, Dale tirant Henry par son collier.5Gardner N., Le chien et l’enfant qui ne savait pas aimer, op. cit., p. 150.»
À partir de ce jour mémorable où on donna une voix à Henry, constatèrent les parents, son pouvoir sembla quasi miraculeux : Dale faisait presque tout ce que son chien « demandait6Ibid., p. 152.». Par le truchement d’Henry il devint possible d’avoir avec Dale de petites conversations. « Henry était devenu le téléphone de Dale ; avec son visage et ses yeux inoffensifs, il n’avait aucune demande sociale envers Dale à la différence d’une personne […] Si on prenait la voix d’Henry, Dale regardait directement Henry, avec un contact visuel et une proximité appropriés. Mais quand on lui parlait normalement, soit il évitait de nous regarder, soit il se collait contre notre visage comme avant.7Ibid., p. 155.»
Les animaux « parlants » permirent certes à ces enfants de développer leurs apprentissages, mais ils leur ouvrirent en outre un accès à ce qui ne s’apprend pas, à ce que seul l’engagement dans une relation permet d’éprouver, à savoir le sentiment amoureux. L’échange de regards et l’interlocution s’acquièrent plus aisément pour l’autiste de manière graduelle, en les médiatisant par des objets familiers et rassurants, plutôt que par séquençages de comportements cherchant à confronter au plus vite aux exigences du regard et de la voix incarnés dans l’humain.