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J44 - Être mère, Sublimations

Les mères chez Goethe

© J. Fournier. Photo P. Metz.
08/11/2014
Rodolphe Gerber

Goethe parle de ce qu’il appelle Les mères dans son ultime œuvre, celle de 1832 : Faust / seconde partie, connue de tous les psychanalystes puisqu’elle se termine par un vers commenté par Lacan : « L’éternel féminin nous tire vers le haut ». Cette œuvre est réputée illisible ; les Allemands eux-mêmes ne la pratiquent plus guère. Nous avons pu, et ce ne fut pas une mince affaire, dégager néanmoins une intrigue. Celle-ci est remarquable en ce sens qu’elle semble s’appuyer sur ce que Freud, au dernier chapitre de la deuxième partie de son Moïse, souligne être au fondement de cet ouvrage : le redoublement. L’empereur exige de Faust qu’il fasse revenir Hélène et Paris sur terre et ceci immédiatement. Faust se soumet à la volonté de ce maître, au mépris des mises en garde de Méphisto, qu’il qualifie de père de tous les obstacles, et qui néanmoins lui donnera ce qu’il nomme un remède : il lui faut aller à la rencontre des mères, ces déesses qui trônent dans la solitude hors temps, hors espace, vers lesquelles ne mène aucun chemin, qui sont en un lieu où jamais personne ne fut, où jamais demande ne reçut accueil. Faust en conclut qu’il lui faudra apprendre et enseigner le vide et que Méphistophélès l’enverra dans le vide.

Au remède ainsi défini et au conseil d’aller trouver ces mères au plus profond de leur habitat, Méphisto adjoint un don : celui d’une clé lumineuse censée lui indiquer où il trouvera les mères. Hélène néanmoins n’apparaîtra pas.

Cette première tentative se dédouble en une deuxième, quand Faust fera sien le désir de ce grand Autre qu’est l’empereur : Hélène devient dès lors « son unique désir1Goethe J. W. von, Faust, vers 7412.». Faust entame alors une recherche qui le mène vers de multiples figures ; mais c’est une recherche où paradoxalement les mères n’ont plus aucune place et ne trouvent plus pas même l’ombre d’une allusion.

La première rencontre, guère encourageante, est celle d’Homunculus, la création de Wagner le disciple obséquieux du premier Faust. Cet homme, pur fruit de la science fabriqué en laboratoire, lui met en effet sous les yeux toutes les monstruosités qu’il croisera, tous les obstacles qui le décourageront, toutes les perfidies qui le trahiront. Cette incroyable création imaginaire de Goethe, le bébé éprouvette du XVIIIs., n’aura évoqué ces nombreuses difficultés qu’avec l’intention surprenante d’y ajouter une parole des plus prometteuses, des plus surprenantes : celui qui se risque à chercher les mères aura en lui la force de faire face à toutes les souffrances que la vie lui imposera.

Une ultime rencontre finira par le mettre sur la bonne voie : Charon lui révèle qu’il emmena jadis Hélène sur la croupe de son cheval, et que ce faisant elle s’agrippa des deux mains dans sa chevelure. Faust fera de même, et devra le retour d’Hélène sur terre à Charon et à son acolyte Monto, auteur d’une parole remarquable quant au rapport du désir au réel : « C’est celui-là que j’aime qui désire de l’impossible. »

Au début du troisième acte, Hélène est enfin là (sans Paris, étonnamment). Faust va-t-il jubiler d’allégresse dans la certitude d’avoir enfin trouvé l’unique objet de son désir ? Verrons-nous ces êtres d’exception se jeter dans les bras l’un de l’autre, mus par un désir effréné ? Ce serait oublier combien est discrète mais intense la présence du sexe dans cette œuvre si sensiblement pudique ! C’est comme un souffle léger qui fait tressaillir les feuilles des arbres de la forêt, dans ces vers où la nature est omniprésente. Leur rencontre vise plutôt à maîtriser leurs pulsions – celles-ci sont très puissantes et plus que vivantes (elles sont überlebendig) ; elles survivent à la vie. La jouissance dans laquelle les deux êtres se rencontreront sera celle du dialogue réciproque où la parole vient du cœur débordant de nostalgie. Ce sera une jouissance partagée non seulement par Hélène et Faust mais encore par tout ce qui est vivant. D’ailleurs, le second Faust peut se concevoir comme la jouissance de la langue poussée à l’extrême !

Puis Faust et Hélène se verront parents d’un garçon nommé Euphorion. Sera-ce le bonheur, l’euphorie ? Non, car Euphorion se révèlera être un enfant qui n’en fait qu’à sa tête et qui aura le destin d’Icare : il se fracassera au pied d’une montagne dans son envie insensé de vouloir voler. Cette mort fera disparaître Hélène, non sans qu’elle eût enlacé Faust une dernière fois.

On pourra s’étonner qu’à peine revenue sur terre, Hélène se voit mère ! Mais l’amour et l’état amoureux sont, chez Goethe, répétitivement liés à l’état de mère. L’on se souvient du jeune Werther tombant amoureux de Lotte tenant une miche sous son bras et distribuant des tranches de pain à plusieurs enfants ravissants ; mais aussi des Affinités électives (où l’enfant est conçu par Charlotte pensant, dans l’acte d’amour, au Capitaine, et par Edouard son mari, pensant, dans ce même acte, à Odile sa fragile adolescente aimée).

Les mères de Goethe n’ont rien à voir avec Marie, mère de Dieu, ni avec la « mère intelligente » de Dante2Qualificatif que Lacan attribue à Freud, cf. Lacan J. Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2008, p. 34. Les mères du deuxième Faust font plutôt penser à l’objet fondamentalement perdu, résidant en un lieu inconcevable, inaccessible, objet dont chaque mère ne serait qu’une représentante incomplète mais déterminante dans tout choix amoureux des êtres humains. L’évocation du vide auquel Faust croit être renvoyé par Méphistophélès confirmerait cette hypothèse.

 


  • 1
    Goethe J. W. von, Faust, vers 7412.
  • 2
    Qualificatif que Lacan attribue à Freud, cf. Lacan J. Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2008, p. 34