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J51 - La norme mâle, Sublimations

Les drôldoms de 1945 à nos jours

© D'après J. Fournier.
08/11/2021
Philippe Hellebois

Dans son Séminaire La relation d’objet, Lacan situait la position de l’homme d’après‑guerre dans la suite de celle du petit Hans à la fin de son parcours analytique avec Freud et son père. Ce dernier avait traversé la crise œdipienne en abandonnant sa phobie pour devenir un garçon particulier, inhabituel, identifié non au père, mais au phallus maternel : un garçon fille de deux mères, la sienne et sa grand-mère paternelle. Lacan ajoutait : « Il rejoint là un type qui ne vous paraîtra pas étranger à notre époque, celui de la génération d’un certain style que nous connaissons, le style des années 1945, de ces charmants jeunes gens qui attendent que les entreprises viennent de l’autre bord – qui attendent, pour tout dire, qu’on les déculotte.1Lacan J., Le Séminaire, livre iv, La relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 414.»

Lacan trouva le crayon de ce portrait dans un roman de Raymond Queneau paru en 1951, Le dimanche de la vie, qui conte avec une ironie savoureuse les aventures d’un jeune homme, Valentin Brû, dans les dernières années précédant la deuxième guerre mondiale. Il s’agit d’une certaine manière d’un roman de formation moderne puisque nous sommes, comme son titre inspiré d’Hegel l’indique, à la fin de l’histoire lorsqu’il n’y a plus rien à choisir ou désirer mais seulement à subir.

Soldat démobilisé, Valentin se laisse épouser par Julia, demoiselle d’âge fort mûr, mais énergique et décidée, mercière à Bordeaux. Son avis à lui ne compte pas, il n’a ni désir ni volonté, objet du monopole de Julia dont il devient en quelque sorte le gigolo. Celle-ci peut ainsi proclamer haut et fort : « J’épouserai Valentin Brû et personne ne m’en empêchera. Pas même lui.2Queneau R., Le dimanche de la vie, Paris, Gallimard, coll. L’imaginaire, 2017, p. 56.» L’affaire ne tient pas qu’au caractère trempé de la dame, mais aussi et surtout à ce que sont devenues, selon Queneau, les mœurs françaises : « Tout de même, s’inquiète Valentin [avant ses noces, en général], c’est toujours l’homme qui fait les premiers pas. À Madagascar peut-être [c’est là qu’il avait été militaire], mais en France, ça a changé. Pourquoi les filles ne courraient-elles pas après les garçons ?3Ibid., p. 42. Sur Queneau voir aussi Depelsenaire Y., « Raymond Queneau et la chanson du néant », Quarto, n123, novembre 2019, p. 133-138.» Et, de fait, Valentin n’échappera pas plus au mariage qu’à sa belle-sœur à la cuisse légère, de même qu’à de plus ou moins accortes rombières ensuite.

Valentin est l’homme qui dit toujours oui aux femmes, lesquelles ne se contentent pas de le mettre dans leur lit, mais l’entretiennent et lui assignent une fonction. C’est ainsi que Julia, tombée malade, en arriva à lui faire tenir à sa place le rôle de Madame Saphir, voyante du voisinage, qu’elle incarnait jusque-là. Et c’est alors seulement que Valentin se révéla astucieux, malin, faisant même mieux que Julia puisqu’il parvint à développer la clientèle. Autrement dit, c’est travesti en femme et en jouant avec l’inconscient des gens, que notre homme devient quelqu’un ! La toute dernière scène du livre est inoubliable : c’est l’exode, les trains sont bondés, et Julia voit Valentin sur le quai d’une gare : « il venait de se mettre en mouvement et de commencer une savante manœuvre. Trois jeunes filles, inexplicablement habillées en alpinistes, profitaient de la décence de ce costume pour essayer de grimper dans un compartiment par la fenêtre. Valentin s’était approché d’elles pour les aider aimablement dans leur entreprise. Julia s’étouffa de rire : c’était pour leur mettre la main aux fesses.4Ibid., p. 273.»

Cette scène ne pourrait-elle être vue comme une miniature de la position masculine aujourd’hui ? L’homme serait ainsi devenu un objet sexuel sous le regard d’une femme qui s’en étouffe de rire ou de colère selon qu’elle préfère la plume d’un Queneau en 1951 ou les égéries du mouvement #MeToo ? C’est dire que l’homme serait aujourd’hui réduit au mâle voire au normal, puisqu’il n’y aurait de mâle qu’à mettre la main aux fesses des dames ou de n’importe quel bipède plus ou moins présentable.

Posons que le mâle faisant le normal est d’autant moins viril. En effet, qu’est-ce que le normal si ce n’est le tous pareils, soit une ressemblance confinant à l’animalité, un mâle ressemblant à un autre dans la satisfaction d’un désir identifié au besoin ? Le viril n’est ni le mâle ni le normal, mais celui qui s’en distingue, s’en excepte en campant à sa façon ce que Lacan appela l’Autre malgré la loi, soit celui qui dit non. Et comme cette place ne peut qu’être inoccupée en nos temps démocratico-scientifiques, le viril s’en trouve forcément congédié. « Qu’est-ce que la disparition du viril ? », se demande ainsi J.-A. Miller. « C’est ce qui reste de la formule de la sexuation masculine si l’on oblitère la partie gauche de la formule » [Il existe un x qui dit non à Φ de x]. Comme il le précise encore, « la crise du père s’est prolongée en crise de l’homme5Miller J.-A., « Bonjour sagesse », La Cause du désir, n95, avril 2017, p. 84. ».

Cette thèse a été développée par Kojève, maître hégélien de Queneau et de Lacan, dans un article intitulé « Le Dernier Monde nouveau6Kojève A., « Le dernier monde nouveau », Quarto, no 58, décembre 1995, version CD-ROM, Paris, EURL‑Huysmans, 2007, p. 6-14.». Il y commentait de façon surprenante les deux premiers romans de Françoise Sagan, Bonjour tristesse et Un certain sourire. Ce dernier monde nouveau selon Kojève était tout simplement un monde sans hommes véritables où le viril était réduit aux exploits d’un héroïsme dérisoire qu’il repérait par exemple dans Le Vieil homme et la mer, d’Hemingway, combattant un poisson récalcitrant pendant une nuit entière, le toréador affrontant l’épée à la main des ruminants non châtrés, ou encore le sportif escaladant de fort hauts sommets enneigés.

L’intérêt des romans de Sagan, pour Kojève, tenait à ce que ce monde sans hommes était décrit du point des jeunes filles en fleurs. Et que voient-elles sans aucun émerveillement, précise-t‑il ? Par exemple des « faisant-fonction d’hommes [qui] ont une fâcheuse tendance à s’offrir tout nus (mais obligatoirement musclés)7Ibid., p. 16.», et qui leur chipent donc ce qui avait été jusqu’alors leur rôle. Que peuvent-elles faire puisqu’elles n’ont selon lui, plus personne à combattre ? Peut-être faire l’homme elles-mêmes, soit « se diviser, ne serait-ce que pour rire, en deux groupes, dont l’un mimerait le rôle de ceux qu’elles ont dû cesser de combattre faute de combattants.8 Ibid., p. 13.»

Le champ sexuel stricto sensu est de la même eau : « Pendant des millénaires, les hommes “prenaient” les filles. Puis la mode vint, pour celles-ci, de “se donner”. Mais est-ce la faute aux filles si, dans un monde nouveau, sans héroïsme mâle, elles ne peuvent plus être ni “données” ni “prises”, mais doivent bon gré mal gré se contenter de se laisser faire ?9Ibid.» Kojève remarquait encore qu’il fallait à nos modernes jeunes filles ce qu’il appelle du cran parce qu’elles devaient répondre à une inévitable tristesse, conséquence de l’érosion de l’amour. En effet, celui-ci ne se conçoit pas sans une pointe d’héroïsme, surtout pour les hommes, puisqu’il leur faut nécessairement sortir un tant soit peu de ce qu’ils ont pour avoir une chance de le vivre. N’est‑ce pas pour eux d’abord que la langue française dit que l’amour est une chute ? Dans Bonjour tristesse, Françoise Sagan rajoute non sans réalisme que cette tristesse lui était aussi devenue plus-de-jouir. Bref plus de héros, plus d’amour !

Qui serait le viril d’aujourd’hui ? Lacan considérait qu’il n’y avait plus guère que les femmes à pouvoir à l’occasion se dire telle pour la simple et bonne raison qu’elles sont les seules à y croire10Cf. Lacan, J., Le Séminaire, livre xix, …Ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 205. – Don Juan, fantasme féminin par excellence puisqu’il les a toutes, fut-ce une par une, est ainsi l’un des mythes héroïques de notre temps. Et pour cause, d’être peu ou prou hors discours, leur jouissance ne peut qu’appeler un partenaire dans lequel elles puissent distinguer un trait, à leurs yeux, exceptionnel, soit un partenaire qui ne dise oui qu’à elles-mêmes.

Miller rajoute à ce parcours dans lequel Kojève plaçait la figure du dandy ou du snob comme se distinguant de la masse, un autre personnage qui permet de parler du héros sans en faire l’éloge funèbre. C’est celui que l’on appelle l’analyste, héros non de son identification mais de sa destitution subjective. La question n’est pas qu’il soit viril ou féminin, mais au-delà de toute norme, de tout genre possible. C’est un héros, mais à part. Autrement dit l’avenir de l’homme ne peut qu’être loin de la norme mâle.

 


  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre iv, La relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 414.
  • 2
    Queneau R., Le dimanche de la vie, Paris, Gallimard, coll. L’imaginaire, 2017, p. 56.
  • 3
    Ibid., p. 42. Sur Queneau voir aussi Depelsenaire Y., « Raymond Queneau et la chanson du néant », Quarto, n123, novembre 2019, p. 133-138.
  • 4
    Ibid., p. 273.
  • 5
    Miller J.-A., « Bonjour sagesse », La Cause du désir, n95, avril 2017, p. 84.
  • 6
    Kojève A., « Le dernier monde nouveau », Quarto, no 58, décembre 1995, version CD-ROM, Paris, EURL‑Huysmans, 2007, p. 6-14.
  • 7
    Ibid., p. 16.
  • 8
    Ibid., p. 13.
  • 9
    Ibid.
  • 10
    Cf. Lacan, J., Le Séminaire, livre xix, …Ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 205.