Étudier Se former > Les blogs des Journées de l'ECF > J50
J50 - Attentat sexuel, Orientation

L’enveloppe du trauma

© AKOM
22/10/2020
Bernard Lecœur

La structure freudienne du trauma relève d’une causalité non-linéaire, celle de l’après-coup, établie selon une logique en trois temps. Entre l’évènement traumatique et son retour, ordonné par le signifiant, s’intercale l’opération du refoulement. Je m’arrêterai sur ce temps du refoulement, devenu aujourd’hui une affaire gagnée par la politique, soumise à d’âpres débats, dès lors que le refoulement est revisité par le vocabulaire des neurosciences selon l’expression d’ »amnésie traumatique1Alouti F., « Qu’est-ce que l’amnésie traumatique », Le Monde, 9 novembre 2017. ».

Les mécanismes de la mémoire traumatique peuvent donner lieu à une amnésie du même nom. La mémoire est susceptible de s’oublier. Certains enjeux, très pragmatiques, en viennent alors à être clairement énoncés : après combien d’années une victime peut-elle encore déposer une plainte pour abus sexuel ou pour viol ? Vingt ans ? Trente ans ? Davantage encore, une imprescriptibilité ? C’est au législateur que revient la tâche ingrate de se prononcer sur la prescription, c’est-à-dire, en termes freudiens, de déterminer une durée uniforme et légale du refoulement. 

L’amnésie traumatique fait l’objet de nombreuses campagnes médiatiques, les témoignages évoquent la sidération, la dissociation, la désorientation, l’égarement, auxquels s’ajoutent des conduites d’évitement. La raison, nous explique-t-on, en est une disjonction, une déconnexion, du cerveau « d’avec les circuits émotionnels et ceux de la mémoire2Salmona M., entretien au journal Le Monde, 9 novembre 2017.». En réponse au trauma s’édifie une mémoire traumatique (immuable, automatique, intrusive, indifférenciée) qu’accompagnent des périodes d’amnésie de durée variable. « Épais brouillard », « sensation de vide3Pour une information détaillée on pourra consulter le site Mémoire traumatique et victimologie (memoiretraumatique.org)», l’amnésie est un mécanisme neuro-biologique et psychique qui assure la survie4Ibid.. C’est par une remontée brutale des souvenirs, ayant généralement lieu lorsque la victime n’est plus exposée  à son agresseur, ou quand elle vit un changement radical, que l’hippocampe peut se reconnecter au cortex, ce qui autorise une requalification du vécu traumatique en une mémoire autobiographique narrative

Pour Lacan le traumatisme nait en effet d’une sale rencontre, encore convient-il de préciser qui l’a faite. Est-ce le sujet, dont l’entrée dans le réel en passe par la voie du fantasme, c’est-à-dire par la voie du deux, est-ce le parlêtre, empruntant plutôt le chemin du symptôme et un nouage de l’au- moins trois ? Sans doute faut-il noter qu’il ne s’agit pas du même réel dans l’un et l’autre cas, puisque dans le premier le réel revient à se frotter à une incommensurabilité5Cf. Lacan J., « La logique du fantasme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 323-328., celle qu’implique une conjonction d’êtres du sexe opposé, alors que pour le second cela réside plutôt dans l’approche d’un hors-sens. La clinique récente de la rencontre traumatique et de ses conséquences montre que ces deux versants du réel coexistent, voire coïncident, selon une intrication qui invite à réexaminer l’abord freudien du refoulement.

À la différence de l’amnésie considérée à partir de l’ESPT (état de stress post-traumatique), où le sujet est renvoyé à une sorte de surdité totale à soi-même, le sujet « traumatisé », engagé dans l’expérience analytique, témoigne combien le refoulement n’est en rien un trouble de la mémoire mais plutôt un obstacle relatif au dire, qui ne saurait être confondu avec celui qu’oppose l’aveu du fantasme. La limite consiste en ce que le dire, au moins en partie, ne fait plus nœud et le déchiffrage est en panne d’effet de sens. Certes, persistent bien des restes mais ils ne font plus signe : des images encapsulées, des flashs, des “fixions” de bruits, d’odeurs… qui évoquent un chaos des temporalités. Or, penser le refoulement et l’après-coup sans faire de la flèche du temps un principe directeur du traumatisme est ce qui distingue la psychanalyse de toute approche adaptative à la réalité ayant recours à une contextualisation des souvenirs et à leur intégration au passé. 

Comment concevoir non pas l’enchainement mais la coïncidence d’un réel où le parlêtre est pris dans le hors-sens, avec celui auquel se heurte le sujet lors de l’effraction du fantasme ? Le principe de l’articulation signifiante, prise entre anticipation et rétroaction, rend difficilement compte d’une telle coïncidence. En revanche, on peut s’aider d’une notion avancée à plusieurs reprises par Lacan, celle d’enveloppement6Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 14 décembre 1976, inédit.. Celui-ci renvoie à une structure toute différente de la liaison terme à terme, discontinue. Plutôt s’agit-il d’un feuilletage, d’un franchissement où chaque feuillet suppose un espace qui lui est propre, ce que Lacan développe, à sa façon, dans une leçon du Séminaire « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre » consacrée au retournement du tore7Ibid.

L’évènement traumatique est intriqué au refoulement de telle manière que chacun existe dans son propre temps, bien que tous deux se présentent comme un tout. L’enveloppement instaure le Un 8Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, p. 131. , l’universel, il a une fonction « bordante 9Recanati F., Intervention du 10 avril 1973 faite au Séminaire Encore de J. Lacan : « C’est la limite, c’est la fonction bordante, c’est l’enveloppement par le Un qui permet à un ensemble de se poser en rapport à la castration », inédit.», il détermine un mode de présence différent de celui attaché à la représentation. Un autre grand mérite reconnu par Lacan à l’enveloppement est d’interroger ce qu’est un « intérieur » considéré autrement qu’en opposition à un « extérieur10Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait… », op. cit». Qu’est-ce qu’un « intérieur » qui ne se rapporterait pas à un espace sphéroïdal, à un emboîtement de poupées russes ? Cette remarque invite à isoler une topologie de l’évènement traumatique qui ne reposerait plus uniquement sur le modèle d’une puissance d’effraction et d’une architecture de l’intrusion. À titre de tentative aidons-nous de l’opération de retournement du tore envisagée par Lacan, non plus celui du symbolique comme ce que l’on peut attendre d’une cure, mais celui réel : le trauma comme un enveloppement de l’inconscient (S) et du corps (I), enveloppement qui les noue, certes, mais de façon non-borroméenne.

  • 1
    Alouti F., « Qu’est-ce que l’amnésie traumatique », Le Monde, 9 novembre 2017. 
  • 2
    Salmona M., entretien au journal Le Monde, 9 novembre 2017.
  • 3
    Pour une information détaillée on pourra consulter le site Mémoire traumatique et victimologie (memoiretraumatique.org)
  • 4
    Ibid.
  • 5
    Cf. Lacan J., « La logique du fantasme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 323-328.
  • 6
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 14 décembre 1976, inédit.
  • 7
    Ibid.
  • 8
    Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, p. 131. 
  • 9
    Recanati F., Intervention du 10 avril 1973 faite au Séminaire Encore de J. Lacan : « C’est la limite, c’est la fonction bordante, c’est l’enveloppement par le Un qui permet à un ensemble de se poser en rapport à la castration », inédit.
  • 10
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait… », op. cit