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J47 - Apprendre : désir ou dressage, Orientation

L’enseignement pourrait-il faire barrière au savoir ?

© J. Fournier.
18/09/2017
Philippe Hellebois

Cette remarque de Lacan dans son « Allocution sur l’enseignement », une mine pour nos journées, fait résonner sa conception des rapports entre enseignement et savoir1« Une remarque à assainir notre cas : c’est que l’enseignement pourrait être fait pour faire barrière au savoir. » Lacan J., « Allocution sur l’enseignement », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 298.. Loin du poncif selon lequel le premier transmet le second, il considère au contraire qu’il y fait obstacle. Ce n’est pas dire pour autant que l’enseignement n’apprenne rien, mais ce ne sera pas un savoir. Entre enseignement et savoir le rapport est par conséquent celui d’un antagonisme, du fait de la conception lacanienne du savoir, homologue à la jouissance et à l’inconscient, et donc difficilement transmissible. Le savoir ne sert donc pas à civiliser le monde mais à faire jouir ceux qui le composent… On connaît sa définition maintenant célèbre, savoir moyen de jouissance, la vérité en étant plutôt la sœur.

À la question de ce que fait du savoir l’institution enseignante qu’est l’Université, Lacan répond qu’elle le compile, le met en somme, soit en sommeil, bref en dénature l’usage. En effet, il ne sert plus à faire jouir, mais à endormir – le somme vaut la somme, écrit-il encore. Et, toujours espiègle, voire ironique, Lacan s’amuse en rajoutant que le sommeil du savoir engendre des monstres policés dans lesquels nous pourrons reconnaître sans peine de gentils universitaires professionnels devenus notamment évaluateurs… Aussi policés soient-ils ces monstres ne badinent pas avec le savoir, mais se le réservent en ne le distribuant qu’à certains triés sur le volet. C’est ce qui fit dire à Lacan plus d’une fois que le savoir scientifique est un savoir de maître sur lequel l’Université veille jalousement, sa fonction étant celle qu’il qualifie d’une expression reprise de Paul Nizan, celle de chien de garde. La psychanalyse ne pouvant évidemment survivre en dépendant du truchement d’un enseignement pareillement défini, Lacan affirmait qu’il n’espérait rien du fait que son discours soit pris comme tel.

Cette charge allègre et dansante contre le discours universitaire ne nous éloignant pas de l’idée d’enseigner, tout comme Lacan du reste, il n’est pas inutile de pouvoir situer la place de la psychanalyse dans cette conjoncture. Dans un article, devenu difficilement accessible, « Le triangle des savoirs », Jacques-Alain Miller ne la voit pas ailleurs que dans une ligne de faille, celle séparant rhétorique et science, culture humaniste ou scientifique, théorie et pratique, etc.2Cf. Miller J.-A., « Le triangle des savoirs », Cahiers ACF-VLB, n°7, automne 1996, p. 10-11. Si l’on pense, note-t-il, à la tectonique des plaques, et aux tremblements de terre qui en résultent, on la dira bien sûr dangereuse : ne nous arrive- t-il pas toujours quelque chose ? C’est inévitable, et sans doute pas si dramatique, du moins à considérer que c’est peut-être notre façon d’être heureux, heureux comme Lacan en France disant dans « Télévision » : « Le sujet est heureux. C’est même sa définition puisqu’il ne peut rien devoir qu’à l’heur, à la fortune autrement dit, et que tout heur lui est bon pour ce qui le maintient, soit pour qu’il se répète.3Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 526.»


  • 1
    « Une remarque à assainir notre cas : c’est que l’enseignement pourrait être fait pour faire barrière au savoir. » Lacan J., « Allocution sur l’enseignement », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 298.
  • 2
    Cf. Miller J.-A., « Le triangle des savoirs », Cahiers ACF-VLB, n°7, automne 1996, p. 10-11.
  • 3
    Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 526.