Elle vient depuis peu. Elle vient parce que la vie ne l’a pas gâtée. Elle est en effet affligée d’une mère désastreuse. La relation est orageuse. Elle n’en peut plus, mais elle ne parvient pas à s’en défaire. Sa vie est à l’image exacte de ce paradoxe. L’impasse est totale : elle ne sait que faire d’elle. Son malaise pour être à ce point radical ne serait-il pas l’effet d’un malheur premier et irrémédiable : son fatum ? Sa psychothérapeute, congédiée depuis, ne le lui a-t-elle pas signifié ? En termes exprès : elle aurait été, enfant, victime d’un abus sexuel. Elle-même n’en a aucun souvenir. Elle aurait bien voulu y croire. Elle s’y est efforcée. Sans doute faute de mieux, faute de trouver la raison de son absence à elle-même, faute de pouvoir en imputer le tourment à personne ni à rien. Sauf précisément à quelque chose qui serait de l’ordre de l’événement, de l’événement objectif qui vous arrive sans qu’on n’y soit pour rien, événement d’où elle a été absente et qui l’a façonnée comme elle est : inintelligible à elle-même, sans rime ni raison autre que cet accrochage inconcevable à cette mère omnipotente et tyrannique dont elle est le jouet inepte. Ce n’est pourtant pas faute de se rebeller. Mais la révolte s’épuise dans des disputes infernales sans issue. En bref, Maria vit dans la sujétion d’une mère dont elle ne peut se déprendre pour vivre et qui lui rend la vie impossible. Elle en est l’objet.
Telle est en somme la vérité de l’événement premier à quoi le sujet serait encore tenté d’imputer son impossibilité de vivre, autrement qu’en se faisant l’objet servile de la volonté de l’Autre. Elle a, comme de juste, structure de fiction. C’est ce que dévoile la scène emblématique qu’elle me rapporte pour me le faire connaître. En tournée de travail avec son patron, celui-ci lui fait des avances. Elle ne le désire pas. Elle aurait pu mettre fin sur le champ à leur équipée, le prix à payer n’étant pas exorbitant. Elle ne couchera donc pas mais se résoudra, contrainte intérieurement, à assister à sa masturbation comme il l’a demandé. Objet regard et objet fétiche tout à la fois, la voilà ramenée d’un coup à son statut d’objet, condition de la jouissance de l’Autre.
C’est ce qu’exprime sa forme de passivité. Le non qu’elle profère ne porte pas. Il reste rhétorique et mitigé, inabouti. Le sujet ne s’en constitue pas. À la vérité, c’est cela son trauma. Freud ne voyait-il pas dans l’absence de réaction de la victime de l’attentat sexuel, dans sa « passivité », la caractéristique du traumatisme ? L’effroi qui la saisit en l’occasion n’indique-t-il pas que la jouissance qui lui fait horreur et la tient captive, est bel et bien la sienne ? L’Autre, là, n’est que moyen de jouissance et son abus n’est que la guise du sujet qui s’abolit dans sa jouissance.
La passivité, telle était l’horreur absolue des Grecs et des Romains de l’Antiquité, précisément la position passive allouée à un homme dans l’acte sexuel, et qui le mettait, tel l’esclave, en position de servir la jouissance d’un autre, plutôt que d’en jouir souverainement en maître exclusif. Bref, la norme en la matière était une norme de maîtres. Elle excluait de se faire jouir comme objet. Mais elle établissait conjointement le protocole exigeant de la cour auquel devait se livrer le citoyen épris d’amour pour faire la conquête du pubère objet de sa flamme. À celui-ci, l’éromène devenu, était imparti de ne pas céder sitôt « pris en chasse » et de se satisfaire de contenter son amant… sans en jouir charnellement sous peine de se couvrir de honte et d’infamie. Lacan est formel : il s’agit là de jouissance sublimatoire par quoi l’amour se distribue respectivement en amour du beau – du côté de l’amant – et en admiration et amour du savoir – du côté de l’éphèbe en situation d’apprentissage de ce qu’il faut savoir pour vivre.
On le perçoit, l’horreur sacrée que suscite la pratique répertoriée comme pédophile et violemment réprouvée à ce titre dans nos sociétés ne saurait être assimilée à la pratique antique de l’amour des enfants dûment codifiée et normée. Prétendre s’autoriser de celle-ci pour légitimer celle-là, c’est faire preuve d’imposture et de veulerie. C’est que la jouissance pédophile dans les caractéristiques du jour relève de l’abus de pouvoir : de l’adulte sur l’impubère dont il a la charge à titre d’autorité. Abus monstrueux car il s’exerce sur la figure par excellence de la vulnérabilité qu’est l’enfant. En cela déjà, il attenterait au fondement de la société que constitue l’éthique de l’initiation, en opposition à la jouissance de l’impétrant – même interdite – et de ce fait retenue dans l’inter-dit.
Mais en cela aussi, il y attenterait encore en méconnaissant la castration de jouissance qu’il faut pour faire société, et que traduit le système des normes. En l’absence de normes sociales qui en feraient autre chose que l’abus de pouvoir et l’instrument d’exploitation sexuelle qu’elle est aujourd’hui, la pédophilie relève de l’odieux et de l’inacceptable. Elle est facteur d’angoisse car elle s’inscrit dans l’horizon de l’abolition de la possibilité même de lien social. Elle relève du même degré de gravité que l’infraction du tabou de l’inceste avec quoi elle a partie liée la plupart du temps dans les faits. C’est en effet dans l’enceinte du foyer qu’ont lieu les abus sexuels perpétrés sur les enfants par le détenteur de l’autorité parentale, son substitut ou son proche.
De là, les accents apocalyptiques de la harangue conservatrice contre le mariage pour tous, la procréation médicalement assistée et la gestation pour autrui. En tout cela, il n’est question que de l’enfant, de l’enfant comme objet de désir et de jouissance, laissé à la libre discrétion de tous et de chacun, de l’enfant donc comme objet a inséré dans les modalités diverses et variées de la jouissance sexuelle (hétéro, homo, solitaire, abstinente, tous sexes confondus, etc.) de ceux qui revendiquent le droit d’en répondre comme parents. Voilà qui précipita dans la panique nombre de nos concitoyens qui voyaient s’effondrer là sous leurs yeux le dernier rempart qui tenait contre le spectre d’une sexualité débridée, laissée à son état de déferlante menaçant d’engloutir ce qui fait l’humanité, à savoir la limitation de la jouissance et l’éthique qui en définit chaque fois les termes.
La pédophilie première, celle dont Maria à son corps défendant reste prisonnière, à savoir l’amour abusif de la mère (le génitif est ici subjectif et objectif) est aussi pédophilie ultime puisque l’amour, la passion d’amour portée à l’extrême, tend à la consumation de son objet. On aime son nouveau-né comme on aime la fricassée aussi : on l’accommode à son goût. Tout un art donc. Mais l’esthétique pour se mettre en œuvre requiert l’éthique. Elle pourrait être toute de délicatesse, par exemple, soit de grande attention pour la vulnérabilité de l’être aimé spécialement lorsqu’il est d’âge tendre, et donc toute de réserve à son endroit, ce qui, en théorie, n’empêcherait rien mais changerait tout.