Les Murder Ballads sont un genre, ou sous-genre, de la musique folk américaine qui conserve une popularité certaine.
Il s’agit de chansons relatant des meurtres. Ce genre occupe une place qui est plus qu’anecdotique dans cette culture. C’est une tradition qui remonte au XIXe siècle aux États-Unis, mais qui est encore très… vivante. Encore aujourd’hui lors des concerts ou jams de musique Bluegrass ou Old Time, il est rare que l’on n’interprète pas une de ces chansons.
Elles prennent la forme classique de la ballade. Les ballades sont des chansons à structure très simple, formées de strophes. Dans la forme la plus simple il n’y a pas de refrain, les couplets se succèdent comme les strophes d’un poème. Et quand il y a un refrain, la plupart du temps, sa mélodie et sa structure harmonique sera identique ou très proche des couplets. Le tempo est toujours lent, les vers courts. Il en résulte que les ballades sont faciles à interpréter, à chanter et à mémoriser, ce qui contribue à leur popularité. La forme est souvent narrative, le récit de l’événement et de ses suites se déroule sur un mode chronologique. L’énonciation peut varier d’une partie à l’autre, elle peut passer d’un narrateur extérieur au drame, à la victime ou à l’auteur du crime. Toutes sortes de situations y sont rapportées comme celles de fameux outlaws qui défrayent la chronique par leurs crimes. Nous nous intéressons ici à celle de femmes tuées par des hommes.
Rapprochons-nous de la question de l’attentat sexuel. Dans la plupart des ballades, l’attentat n’est pas explicite, il est en filigrane. Mais c’est son absence même qui la souligne. La thématique du meurtre d’une femme par un homme auquel elle s’est refusée a inspiré de nombreuses chansons, mais aussi celle de la jeune femme séduite que l’homme tue une fois qu’elle s’est donnée ou qu’elle a été violée.
Examinons de plus près deux ballades qui sont des grands classiques du genre. L’une et l’autre ont de multiples versions et variantes. Cela tient sans doute au fait que leur transmission était jusqu’il y a peu essentiellement orale mais aussi que chaque version est une modalité différente pour montrer/cacher ce qui est au cœur du passage à l’acte : l’attentat sexuel.
Ces essaims de versions gravitent autour de l’attentat sexuel, du viol, ou en tout cas de la séduction. Bien sûr ici se pose la question du consentement dans les cas de séduction. De nombreux commentateurs font remarquer que l’absence de mention du consentement signe son absence. Chaque mot pèse son poids, chaque mot absent aussi. L’ellipse est au centre de ces ballades.
Tam Lin est une ballade écossaise du XVIIe siècle qui raconte la séduction de Janet. Cette jeune fille vierge passe seule dans une forêt et cueille une rose. Apparaît alors le jeune Tam Lin qui est prisonnier de la reine des Fées. Il la séduit, ou selon les versions, la viole. C’est en obtenant la virginité d’une jeune fille qu’il pourra être libéré. Le texte, elliptique, escamote la séduction, la contrainte et le viol. La version la plus courante est d’ailleurs une chanson pour enfants. À la suite de la strophe qui expose la rencontre, la strophe suivante nous projette dans la maison de Janet où son père lui dit qu’elle est enceinte. Précisons que Tam Lin est lui-même l’amant contraint de la Reine des Fées et qu’il ne peut se libérer que par la séduction d’une jeune vierge.
Ici l’ellipse se situe entre deux vers : celui dans lequel Tam Lin demande à Janet pourquoi elle vient dans la forêt sans qu’il le lui ait ordonné et celui dans lequel elle affirme venir et partir sans qu’il lui permette de partir :
« And why come you to Carter Hall without command from me ? »
« I’ll come and go », young Janet said, « and ask no leave of thee. »
Un indice indique que le viol a eu lieu. Il est dans le vers qui souligne qu’au moment de s’enfuir, elle attache sa tunique verte juste au-dessus de son genou : « Janet tied her kirtle green a bit above her knee. »
D’autres versions sont beaucoup plus explicites, telle celle que nous pouvons consulter dans l’article « Rape in traditional ballads ».
Voici une très belle interprétation de cette ballade par Anaïs Mitchell et Jefferson Hamer
Transportons-nous aux USA avec Pretty Polly ici interprétée par le grand Ralph Stanley
La structure répond à la ballade typique : narration, une suite de strophes, et une structure harmonique minimum réduite à deux accords, le charme archaïque étant renforcé par une ligne mélodique très simple sur une gamme pentatonique.
La ballade nous conte l’histoire de la jolie Polly et de Willie. Willie, William, Will, est d’ailleurs le nom qui est donné systématiquement à l’homme dans le genre. Remarquons que Willie est le diminutif de William qui vient du nom très viril et guerrier d’origine germanique Will, volonté et Helm, casque. Willie entraîne Polly pour ce qui devait être une promenade dans la montagne et les vallées. Il lui déclare qu’il veut lui faire découvrir le plaisir avant qu’ils soient mariés. Polly lui dit qu’elle s’inquiète de ses manières et qu’il les ait égarés. Ils aperçoivent alors une tombe fraîchement creusée. Polly tombe à genoux et implore sa pitié :
« She knelt down before him pleading for her life
Please let me be a single girl if i can’t be your wife
He stabbed her in the heart and her heart’s blood did flow. »
Comme souvent, c’est à ce moment que se produit l’ellipse, laissant à chacun le soin de combler le défaut du récit. Willie se rend à la prison et se dénonce.
Notons au passage que la plupart de ces ballades, sans doute à des fins d’édification morale, se terminent par le châtiment du violeur/meurtrier.
Les commentaires de Pretty Polly sont légions. Au-delà du meurtre, au-delà de l’attentat sexuel, davantage même qu’un crime passionnel, ils font apparaître un crime pulsionnel dans lequel viol, meurtre et auto-punition tressent le destin fatal de Willie1Sur ce point, on peut lire la somme du britannique Paul Slade « Unprepared To Die », ou consulter son blog.
On peut aussi prendre la mesure de l’interrogation féministe des murder ballads par une fan de musique bluegrass, et de murder ballads, en consultant avec profit le blog de Miriam Jones : Why Do We Love to Sing Murder Ballads2Lire également l’article de Karen Hogg sur le blog She Shreds Media.
Comment traiter de musique folk américaine sans mentionner le nom de celui qui l’a élevée aux plus hauts niveaux de la littérature par la consécration conférée par le prix Nobel : Bob Dylan. Avec Seven Curses3Dylan B., « Seven Curses », The bootleg, 1991., dans le style épuré d’une ballade, il conte l’histoire du vieux Reilley qui a volé un étalon. Le juge le condamne à être pendu. La fille de Reilley amène au juge de l’or et l’argent de la famille. Mais le juge dédaigne cette offre et demande que la fille se donne à lui.
« Gold will never free your father,
The price, my dear, is you instead. »
Malgré la protestation du père, la fille, cédant au chantage se donne. Et alors qu’un chien de chasse aboie, alors que les ombres du gibet secouent la soirée, et que le sol gémit, dans la nuit le prix est payé.
« The gallows shadows shook the evening,
In the night a hound dog bayed,
In the night the grounds were groanin’,
In the night the price was paid. »
Le lendemain la fille se réveille et aperçoit son père pendu à une branche. Dylan, jeune poète alors âgé de vingt ans, lance sept malédictions sur le juge parjure. Condamnant le juge traître à rien moins qu’à l’immortalité : « Qu’un docteur ne puisse le sauver, que deux guérisseurs ne puissent le guérir, que trois yeux ne puissent le voir, que quatre oreilles ne puissent l’entendre, que cinq murs ne puissent le cacher, que six terrassiers ne puissent l’enterrer, que sept morts jamais ne le tuent. »
Ici le poète brise le genre lui-même, la Murder Ballad se retourne. La punition ultime n’est pas la mort, trop douce pour de tels crimes, attentat sexuel et attentat à la parole donnée, mais bien l’immortalité comme peine éternelle.
Seven Curses interprétée en live par B. Dylan