Que « la mauvaise rencontre centrale [soit] au niveau du sexuel1Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 62.», nous l’entendons dans la parole analysante, chaque fois qu’un sujet essaie de cerner l’impossible du traumatisme qui le concerne. La formulation que Lacan utilise dans le Séminaire XI révèle que la rencontre du sexuel est toujours traumatique. La sexualité fait effraction dans la psyché et produit une rencontre qui est hors sens, qui est contre le sens. La théorie freudienne nous indique que dans la sexualité, il y a un « excès d’excitation » que la psyché n’arrive pas à réabsorber, au point que Freud, en un premier temps, avait fait de la « mauvaise rencontre », par exemple celle d’un séducteur douteux, la cause de la névrose. La question est de savoir qui est le partenaire de cette mauvaise rencontre ? Qui ou quoi, le parlêtre rencontre-t-il « mauvaisement », au point d’en être traumatisé ? Dans les cas des séductions ou des viols, il ne s’agit pas seulement de la rencontre mauvaise avec l’agresseur. Freud et Lacan nous enseignent que la véritable mauvaise rencontre se situe dans cet excès d’excitation même, dans la rencontre avec la jouissance.
Lacan utilise le terme tuché2Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 53. pour définir la rencontre, bonne ou mauvaise d’avec le réel, il se réfère à la divinité grecque, Thyché, tutélaire du hasard, de l’incalculable, de la bonne ou de la mauvaise fortune. La tuché a affaire avec le surgissement de l’imprévu, de quelque chose qui n’était pas calculable et qui produit une rupture dans l’ordre symbolique : « La fonction de la tuché, du réel comme rencontre […] s’est d’abord présentée dans l’histoire de la psychanalyse sous une forme qui, à elle seule, suffit déjà à éveiller notre attention – celle du traumatisme.3Ibid., p. 54.»
Le Séminaire XI, d’où cette référence est extraite, est un séminaire très important qui donne à l’élaboration lacanienne une nouvelle orientation : la boussole du réel. L’inconscient même, concept pilier de la psychanalyse, trouve dans ce séminaire un nouveau statut. Non plus l’inconscient comme savoir, mais « comme pulsation temporelle4Ibid., 4e de couverture, Résumé rédigé pour l’annuaire de l’École pratique des Hautes Études, 1965.» donc comme « quelque chose qui se produit et qui se manifeste de façon aléatoire5Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 15 décembre 1999, inédit.» dans un mouvement d’ouverture et fermeture qui évoque les orifices du corps, capteurs de jouissance. Cet inconscient pulsant, Jacques-Alain Miller le qualifie de « disruptif6 Ibid.», pour ses effets qui font éclater « le train-train7Ibid.» de la vie quotidienne.
Nous pourrions également qualifier de disruptifs les effets qu’une « mauvaise rencontre », comme peut l’être un abus sexuel, produit dans la vie du parlêtre, effets d’effraction et fixation de jouissance, avec des répercussions sur son mode de jouir.
Les analysants qui apportent en séance des souvenirs de séduction enfantine de la part d’un adulte, parfois un membre de la famille, relatent souvent avoir éprouvé un sentiment marqué par l’ambivalence, la culpabilité et la honte. Cela expliquerait leur silence et parfois un « consentement » qui leur reste énigmatique. L’analyse permet de creuser cette énigme, ce point brûlant inhérent au caractère traumatique de l’effraction de jouissance.
Les souvenirs apportés en séances et concernant les abus sexuels vécus en enfance ou en adolescence sont souvent caractérisés par un point d’opacité et de perplexité concernant l’acceptation passive des propositions de l’adulte séducteur. Souvent il n’y a pas eu de violence, et l’enfant ou l’adolescent a suivi l’adulte docilement tout en sachant qu’il franchissait un interdit et qu’il en gardait le secret. Parfois le récit des événements est vidé d’affect, les images sont asséchées et les mots crus. Crus comme les mots utilisés par Christine Angot dans son ouvrage Une semaine de vacances8Angot C., Une semaine de vacances, Paris, Flammarion, 2012. où l’auteure narre, à la troisième personne, des scènes de sexe entre un homme mûr et une jeune fille. Il s’agit de la même histoire que celle que C. Angot avait narrée dans son premier livre autobiographique, L’Inceste. Dans Une semaine de vacances, l’histoire est reprise avec une torsion de style produite par le passage de la première personne à la troisième, du « je » au « elle ». Les scènes sont décrites avec une froideur quasi clinique, un détachement subjectif, comme si la pensée était glacée, le jugement suspendu. Quand l’emprise de l’Autre réduit l’être du sujet à un objet de jouissance, l’espace de la pensée, du choix et de la décision, est bien mince. La jeune fille du roman exécute machinalement les ordres de l’homme (son père), sans que son désir ne soit interrogé, ni sa demande d’amour d’ailleurs. La confrontation avec la jouissance insensée de l’Autre la conduit à rester interdite, sidérée, sans que rien ne puisse être dit, ni pensé, de ce réel. C. Angot dans une interview dit à ce sujet : « Comment voulez-vous penser quand on est en train de vous supprimer ?9Angot C., « Je veux dire la vie », La Cause du désir, n°86, mars 2014, p. 140.», et elle précise l’intention de son écriture : « j’essaye de créer le vide de la pensée10Ibid., p. 143.». Dans la scène de l’inceste c’est l’homme qui parle, et ses mots sont apparemment attentionnés, mais ce qui choque, c’est le décalage entre ce qu’il dit et ce qu’il fait, entre ses paroles et ses actions. À la fin, la jeune fille essaie de se frayer un espace pour elle, et commence à raconter un rêve. Il s’agit de son seul espace personnel, un espace privé, à elle, un espace que lui ne peut pas dominer, qu’il ne peut pas posséder. Il ne le supportera pas, il la trouvera insultante et décidera de mettre brutalement un terme à ces vacances en l’abandonnant dans une gare pour qu’elle prenne le train et retourne chez sa mère. La scène finale du livre nous montre la jeune fille seule, à la gare, affamée, sans argent, elle fixe son sac et elle lui parle : « Heureusement qu’à ses pieds elle a son sac de voyage, qui est la seule chose familière de toute la gare. Elle le regarde. Et elle lui parle.11Angot C., Une semaine de vacances, op. cit., p. 94.» La jeune fille, qui a été objectivée et dépossédée de son humanité, renverse le dispositif et métamorphose l’objet inanimé à ses pieds. Son sac, comme s’il était un nounours ou une poupée, est « humanisé » par la parole que finalement elle peut produire sans crainte de punition. Les deux opérations qui la rattachent de nouveau à son être sont donc celle du rêve et celle de l’invention d’une adresse de parole par le biais d’un objet familier, un objet qui réunit et protège ses affaires intimes et personnelles.
Les deux opérations, que l’auteure a trouvées dans sa narration presque autobiographique, s’écrivent comme une tentative de racheter la jeune fille, de recoudre un peu le voile déchiré, de réparer, pour autant que ce soit possible, l’écran brisé par le choc de la mauvaise rencontre.