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J50 - Attentat sexuel, Orientation

L’ectopie fétichiste

© AKOM
16/08/2020
Laura Sokolowsky

Désignant le déplacement d’un organe, l’ectopie dérive du grec ektopos qui signifie éloigné, étranger, en dehors du lieu1Kroeber A.L., « Totem et tabou : une psychanalyse ethnologique » (1920), Revue française de psychanalyse, 3/1993, p. 773-785. Lacan se réfère aussi au mea culpa de cet auteur dans la leçon du 11 mars 1970 du Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 128.. Les occurrences du terme chez Lacan méritent d’être relevées. Sous sa forme adjectivée, celui-ci mentionne le caractère ectopique du mythe œdipien selon l’anthropologue Alfred Louis Kroeber qui démontra que le meurtre du père exposé dans Totem et Tabou est un événement hors de l’Histoire. Lacan mentionne aussi l’ectopie de la constitution du fétiche en 19562Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 42.. La genèse du fétiche doit-elle s’appréhender en dehors de la succession typique des stades de la libido ?

Comment saisir que chaussette, jarretière ou soutien-gorge soient des objets sexuels ? Si ces fétiches tiennent d’assez près à la peau, Lacan pose aussi la question du fétichisme de la chaussure à l’époque de Catulle. Le mystère de la rencontre avec l’ersatz phallique n’a pas encore livré tous ses secrets3Ibid..

Avant que Freud s’y intéressât, Binet publia une étude sur le fétichisme en s’appuyant sur les observations cliniques de Charcot et Magnan. Il expliquait le choix du fétiche par la rencontre fortuite entre un émoi sexuel précoce et un événement banal durant l’enfance. Ainsi de l’amant du bonnet de nuit. Cet homme était impuissant avec sa jeune épouse, sauf à se représenter l’image de son fétiche. Le fait d’avoir dormi à l’âge de cinq ans dans le lit de sa mère coiffée d’un bonnet de nuit, puis, ayant vu au même âge une vieille servante qui se déshabillait en portant cet attribut détermina le choix du bonnet fatidique. Dans ces deux situations, le garçonnet avait eu une érection. Binet livrait d’autres exemples curieux et plutôt inoffensifs, tel l’amant des tabliers blancs ou l’adorateur des clous de bottines qui fut surpris en train de se masturber devant une cordonnerie. Cet auteur insiste encore sur le manque d’empathie du fétichiste pour sa victime. Après avoir coupé la natte d’une jeune fille dans un lieu public, un fétichiste des cheveux se justifiait : « Pour moi l’enfant n’existe pas, ce sont ses cheveux qui m’attirent.4Binet A., Le fétichisme dans l’amour (1887), Paris, Payot, 2006, p. 53.» Ce fétichiste n’avait pas le sentiment d’attenter à la personne : c’était l’objet matériel qui motivait son geste.

Il faut attendre Freud, en 1909, pour saisir le rôle joué dans le fétichisme par la pulsion scopique dont le déshabillage est la satisfaction. Si cette pulsion est refoulée, il n’en subsiste que le désir de voir ce qui cachait le corps, à savoir le vêtement sublimé5Freud S., « De la genèse du fétichisme » (1909), Les premiers psychanalystes. Minutes de la société psychanalytique de Vienne, tome II, (1908-1910), Paris, Gallimard, 1978, p. 15-31..

Mais l’article majeur de Freud sur le fétichisme date de 1927. Il y est question de l’analogie entre le fétiche et la halte du souvenir dans l’amnésie traumatique. La formation du fétiche correspond au dernier moment du déshabillage, juste avant la perception par le garçon de l’absence de l’organe phallique de la mère. Ici, la défense face à la découverte de la castration n’est pas le refoulement, mais le clivage du moi. Il s’agit du démenti d’après lequel la croyance au phallus féminin est à la fois conservée et abandonnée : « dans le psychisme de ce sujet, la femme possède bien un pénis, mais ce pénis n’est plus celui qu’il était avant. Quelque chose d’autre a pris sa place6Freud S., « Le fétichisme » (1927), La vie sexuelle, Paris, PUF, 2009, p. 135.».

Un exemple clinique de Freud fut souvent repris par Lacan. Il s’agit d’un jeune homme qui avait érigé en fétiche un certain brillant sur le nez. Avant de venir en Allemagne, ce patient fut élevé en Angleterre. Le fétiche ne devait pas être compris dans la langue allemande, mais dans la langue maternelle anglaise qu’il avait oubliée. Il fallait entendre que le brillant (Glanz auf der Nase) était un regard (glance at the nose) sur le nez hissé à la condition de fétiche. L’inconscient est formulé comme un langage, soit par la langue qu’il habite, ce qui l’assujettit « à l’équivoque dont chacune se distingue7Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 490.» précise Lacan en 1972. C’est le passage de la matérialité associée au fétiche au motérialisme8Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, n°95, 2017, p. 13. dont se soutient le symptôme.

L’autre exemple est celui de l’homme dont le fétiche était une ceinture cachant et comprimant les organes génitaux9Le terme allemand de Freud, Schamgürtel, littéralement « ceinture de la honte », est souvent traduit par gaine pubienne. Dans la traduction de J. Strachey, il s’agit d’une ceinture de sport athlétique. Cf. Mahony P.J., « Discordance dans la concordance : ressacs de la traduction », disponible sur internet. « Cela signifiait aussi bien que la femme était châtrée ou qu’elle n’était pas châtrée et cela permettait de surcroît de supposer la castration de l’homme.10Freud S., « Le fétichisme », op. cit., p. 137.» Enfant, il avait vu la feuille de vigne d’une statue. Freud expliquait que ce fétiche doublement noué avec des opposés tenait particulièrement bien. Si le nouage par ce trait de perversion n’empêcha pas un délire ultérieur, ce patient se souvint tardivement que ses années d’analyse furent les plus productives et les plus intéressantes de son existence11Lynn D. J., « L’analyse par Freud d’un homme psychotique, A.B., entre 1925 et 1930 », Filigrane, vol. 16, n°1, 2007, p. 109-122, disponible sur internet. Sa rencontre avec Freud lui permit de vivre longtemps, sans attenter à sa vie de façon irrémédiable.


  • 1
    Kroeber A.L., « Totem et tabou : une psychanalyse ethnologique » (1920), Revue française de psychanalyse, 3/1993, p. 773-785. Lacan se réfère aussi au mea culpa de cet auteur dans la leçon du 11 mars 1970 du Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 128.
  • 2
    Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 42.
  • 3
    Ibid.
  • 4
    Binet A., Le fétichisme dans l’amour (1887), Paris, Payot, 2006, p. 53.
  • 5
    Freud S., « De la genèse du fétichisme » (1909), Les premiers psychanalystes. Minutes de la société psychanalytique de Vienne, tome II, (1908-1910), Paris, Gallimard, 1978, p. 15-31.
  • 6
    Freud S., « Le fétichisme » (1927), La vie sexuelle, Paris, PUF, 2009, p. 135.
  • 7
    Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 490.
  • 8
    Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, n°95, 2017, p. 13.
  • 9
    Le terme allemand de Freud, Schamgürtel, littéralement « ceinture de la honte », est souvent traduit par gaine pubienne. Dans la traduction de J. Strachey, il s’agit d’une ceinture de sport athlétique. Cf. Mahony P.J., « Discordance dans la concordance : ressacs de la traduction », disponible sur internet
  • 10
    Freud S., « Le fétichisme », op. cit., p. 137.
  • 11
    Lynn D. J., « L’analyse par Freud d’un homme psychotique, A.B., entre 1925 et 1930 », Filigrane, vol. 16, n°1, 2007, p. 109-122, disponible sur internet