On peut mentir sur beaucoup de choses, mais « il est très difficile, disait un jour Philippe Sollers, de se cacher devant un tableau1Sollers P., Picasso le héros, Paris, Cercle d’art, 1996, p. 124.». Cela ne vaut sans doute pas pour tout tableau. « Beaucoup de peintures, à la longue, semblent s’éteindre2Ponge F., « Note hâtive à l’éloge d’Ebiche », L’atelier contemporain, Paris, Gallimard, 1977, p. 347.». Il y en a par contre quelques unes sur lesquelles le temps semble n’avoir pas prise. Les toiles de Picasso exposées à la Fondation Gianadda cet été en « Hommage à Jacqueline3« Picasso. L’œuvre ultime. Hommage à Jacqueline », exposition à la Fondation Pierre Gianadda (Martigny, Suisse), du 18 juin au 20 novembre 2016. » sont de cette veine. Elles ont déjà suscité de nombreux commentaires. Elles n’ont pas pour autant perdu leur capacité de nous émouvoir malgré les variations de nos goûts ou les fluctuations de nos opinions. L’œuvre de Picasso ne se laisse pas enfermer dans une formule, et sa constante métamorphose lui permet de résister obstinément à toute interprétation. Il y a dans chacune de ces toiles toute la puissance d’un coup d’œil, toute l’acuité d’un instant, tout l’éclair d’un présent.
D’où leur vient cette actualité visuelle ? On pourrait l’attribuer à la sensibilité de ceux qui se laissent toucher par elle. L’argument est un peu court. La réponse que Francis Ponge formule à propos des peintures d’Ebiche4Peintre polonais (1896-1987). Coloriste avant tout, Eugeniusz Eibische se distancie progressivement du sujet au profit de formes floues. Il se lie d’amitié avec Francis Ponge au début des années trente lors de son séjour à Paris (source : Wikipédia). vaut tout aussi bien pour Picasso. Si certaines peintures restent vivantes, ce n’est pas à cause de la beauté de leur composition ou pour la clarté de leur message. Ce n’est pas non plus parce qu’elles seraient bien saisies ou jugées d’une très bonne ressemblance. C’est d’abord « parce qu’elles sont comme on dit, “bien peintes”, parce que leur auteur a pris grand soin des matières employées et de leur application5Ponge F., « Note hâtive à l’éloge d’Ebiche », op. cit., p.348.».
Il en va ainsi des portraits de Jacqueline peints par Picasso. Leur capacité de nous émouvoir encore tient d’abord aux moyens d’expression utilisés et à leur usage. Les huiles et les pâtes de Picasso portent la trace du bouillonnement qui l’habite. L’orgie des couleurs et des formes rehaussée par une technique toujours en évolution fait vibrer les toiles.
Cela ne suffit pas pour rendre compte de la capacité de cette peinture à mobiliser « sur la longueur » notre regard. Si certaines peintures ne s’éteignent pas, c’est aussi parce qu’elles sont le fait de peintres engagés dans leur volonté de « réagir à des émotions optiques par un langage optique6Ibid.». L’organe visuel commande la main de l’artiste, et il s’agit pour elle de « réagir aux émotions qui l’affectent par la création de signes plastiques destinés à cette espèce d’organe7Ibid.». Cela suppose de la part de l’artiste qu’il choisisse de ne rien privilégier, de la forme ou de la couleur, de la lumière ou de la matière.
C’est donc surtout la détermination de Picasso à faire de sa peinture une œuvre visuelle, disons même optique, qui lui vaut de rester vivante. Ses peintures continuent à éveiller notre intérêt et notre désir, non pas pour ce qu’elles représentent, mais pour les réponses qu’elles sont, une par une, aux questions de perception qu’il se pose. Les peintures de Picasso ramènent sans cesse le spectateur à l’énigme de ce qu’il voit sur la toile. Elles le rendent actif. Elles le poussent à voir. Elles le font voir, dirait Gérard Wajcman8Wajcman G., L’objet du siècle, Paris, Verdier-poche, 2012, p. 39.. Elles le confrontent à la présence silencieuse du désir tumultueux qui les habite.