On connaît l’histoire du Colonel Chabert, de Balzac : un soldat de Napoléon, déclaré faussement mort à la bataille d’Eylau, tâche de retrouver son nom, sa femme pourtant remariée, et sa fortune. Aidé par un avoué, il est sur le point de parvenir à son but ; mais après s’être aperçu d’un piège que lui tend son épouse, il renonce à tout et finit ses jours à l’hospice de Bicêtre. Les remarques qui suivent visent à montrer que la rencontre du colonel Chabert avec le traumatisme vécu sur le champ de bataille transforme son histoire en destin.
Il faut se rendre à l’évidence : Balzac a lu Freud et Lacan. On sait la géniale puissance imaginative du romancier, créateur de La Comédie humaine ; on sait moins sa capacité à présenter la structure inconsciente de la vie de ses personnages.
Chabert n’a pas vécu un événement douloureux : il a fait face à un traumatisme. Toute la question est de fixer ce qui fait trauma dans le traumatisme. N’importe quoi ne fait pas traumatisme : c’est dans la mesure où le corps est directement impliqué que l’événement a valeur traumatique ; dans le cas de Chabert, il faut « un coup de sabre » sur le crâne pour que, plongé dans un état de « catalepsie », il soit jeté dans la fosse. À cette attaque du corps s’ajoutent les effets de sa « disparition » : Chabert perd son état civil, son épouse et ses biens. Il se trouve ainsi mis en présence d’un déni radical de son existence. Pourtant, ces difficultés extrêmes suffisent-elles à conférer à l’événement une valeur de trauma ?
Deux raisons permettent d’en douter : d’abord le récit, fait à l’avoué Derville, de l’expérience de la fosse. Beaucoup de commentaires insistent sur l’horreur de cette expérience : il fut prisonnier d’un « fumier humain ». Il y aurait traumatisme par confrontation avec une réalité dont la représentation a anéanti psychiquement le sujet. En vérité, c’est autre chose qui peut être perçu dans le récit : à travers l’horreur d’avoir dû dégager des corps se lit une horreur plus radicale.
Cette lecture ne se fait pas d’emblée, car Balzac nous aveugle par le pathétique. C’est seulement après-coup qu’il est possible de la faire. En effet, mis en confiance par l’avoué, Chabert en vient à « avouer » qu’il est « un enfant d’hôpital », c’est-à-dire un enfant trouvé. L’aveu conduit alors à reprendre l’ensemble du récit. Or on s’aperçoit que nombre de formules résonnent à double sens. Tout d’abord, en s’extirpant de la fosse, Chabert souligne qu’il « vit le jour sous la neige » : expression qui, dans le contexte, traduit la perception de la lumière du jour, mais s’entend aussi comme l’événement même de sa naissance. Puis, il évoque le fait que, sorti du « trou » creusé sous terre, il sent sa tête ouverte, manière de dire un accouchement par le haut du corps. A cela s’ajoute que ce n’est qu’au bout d’un certain temps qu’il est « trouvé », comme il l’a été à sa naissance, par « sa bienfaitrice ». Ainsi Balzac – est-ce délibéré ? – inscrit dans l’aveu des signifiants fondamentaux : ils témoignent d’un traumatisme ou d’un trou-matisme originel, celui de Chabert enfant trou-vé. Certes, la puissance du traumatisme originel est encore en réserve, et la suite peut donner le sentiment que Chabert va surmonter le passé. Mais ce sentiment est illusoire, comme le démontre l’entrevue décisive entre Chabert et son épouse.
Dès que Chabert a raconté son histoire à Derville, le lecteur n’attend plus qu’une chose : savoir si Chabert obtiendra une reconnaissance de son nom. Or l’intérêt de la construction balzacienne est de déplacer la perspective : la véritable question est de savoir s’il soutiendra jusqu’au bout le désir de retrouver son nom. De ce nom, Balzac ne nous dit que deux choses : la première, que ce nom était prononcé par Napoléon qui le « nommait » « son Chabert ». Cette nomination semble avoir constitué une reconnaissance de l’Autre suffisante pour permettre au sujet de se marier, sans pourtant le faire père. Mais avec la disparition de Napoléon, et confronté une deuxième fois à une absence de patronyme – cette fois-ci par suppression à l’état civil – n’est-ce pas la réalité d’un nom d’emprunt qui surgit pour le héros ? Une autre information vient renforcer le statut problématique du nom « Chabert » : on apprend du notaire ayant procédé à la succession que le colonel n’est doté que d’un prénom, Hyacinthe, et qu’il est « dit Chabert ». Ainsi Chabert n’est pas « Chabert », il est « dit Chabert ». Il n’a pas perdu un patronyme, mais un semblant de patronyme. Cette discordance, sue du lecteur, ne semble cependant produire son effet qu’au moment de l’entrevue organisée par Derville entre les deux « époux ».
La rencontre doit fixer un accord entre le colonel et son épouse : celle-ci reconnaît officiellement le colonel comme étant le comte Chabert, mais il abandonne ses droits sur elle. L’affaire semble se conclure, mais Chabert rentre brutalement dans la pièce où se trouvent l’avoué et la comtesse, alors que celui-ci avait pris soin de les « séparer ». Par ce geste, la transaction échoue et Chabert précipite son destin. On peut croire que l’échec ne se produit réellement que lorsque, emmené à la campagne par la comtesse, Chabert découvre le piège qu’elle lui tend et renonce à jamais « à réclamer [son] nom ». Mais l’acting-out commis chez Derville témoigne déjà d’un obstacle intérieur au rétablissement de ce nom. Or, comment expliquer cet obstacle sinon par le rappel inconscient du trou-ma originel produit par le trou-matisme d’Eylau ? Le Chabert présent chez Derville est un homme qui a vécu une première suture de son nom, mais qui a aussi vu cette suture se défaire ; était-il possible alors d’imaginer un colonel retrouvant son nom recousu ?
La fin du Colonel Chabert est connue. D’une part, il cesse de voir Derville. D’autre part, il vit en misérable dans un hospice à Bicêtre, où il se considère comme le numéro 164 de la septième salle. Est-ce là une évocation inconsciente de son statut d’enfant trouvé ? En tout cas, Derville, qui l’aperçoit un jour, résume sa vie ainsi : « sorti de l’hospice des Enfants trouvés, il revient mourir à l’hospice de la Vieillesse ». La formule souligne la logique implacable qui a présidé à l’existence de Chabert : marqué par le traumatisme de sa naissance, le sujet ne peut que le répéter. Pourtant, l’avoué n’a t-il pas lui-même participé à ce destin, et la mécanique qu’il voit dans l’histoire de Chabert n’est-elle pas en réalité plus complexe ? Car ce que Balzac a exposé est moins la puissance propre d’une expérience traumatique, que la puissance qu’elle possède du fait que des signifiants essentiels se trouvent à nouveau mis en jeu. Ce vieux « débris », comme l’écrit Balzac, est le reste d’une brisure qui tient à ce que Chabert a été trou-vé dans le trou d’Eylau, ramenant son existence au trou originel. C’est par là que l’histoire du sujet se transforme en destin tragique.