Les tribulations de N. à travers l’Europe, de stations balnéaires en villes thermales, au gré de ses délits, connurent un coup d’arrêt lors de son service militaire à la fin de la Grande Guerre. L’expertise judiciaire ordonnée le conduisit à parler à Karl Abraham, alors médecin militaire1Abraham K., « L’histoire d’un chevalier d’industrie à la lumière de la psychanalyse », Œuvres complètes, t. ii, 1915-1925, Paris, Payot, 1965, p. 275-289.. Le hasard provoquera une seconde rencontre avec le psychanalyste, dans le cadre d’une expertise réclamée par un tribunal civil cette fois, cinq ans plus tard. Si N. reconnût les faits qui lui étaient reprochés, il affirma toutefois ne plus avoir transgressé la loi depuis quatre ans. Ce revirement exceptionnel entrait en contradiction avec le savoir psychiatrique d’Abraham et interrogea son expérience clinique. Le « chevalier d’industrie », soit celui qui a fait de l’escroquerie carrière, se serait-il donc rangé ?
Une biographie orientée par l’Œdipe
Les escroqueries auxquelles se livraient N. étaient en effet un véritable « mode de vie2Ibid., p. 275.» depuis sa plus tendre enfance. Il procédait toujours de la même façon : il gagnait aisément la sympathie de tous, obtenait une situation privilégiée auprès de son maître ou de son chef, détournait l’argent qui lui était finalement confié afin de « jou[er] les grands seigneurs3Ibid., p. 280.» et fréquenter les classes aisées de la société. Il prenait la fuite lorsqu’il se trouvait sur le point d’être démasqué… à moins qu’il ne soit rattrapé, puis condamné par la justice.
Abraham considère que les actes de N. suivent un double mouvement : il cherche d’abord à se montrer aimable et à être aimé par les autres, puis il les déçoit pour accomplir une vengeance, selon l’alternance entre l’amour et la haine caractéristique des actes compulsifs obsessionnels4Ibid., p. 283-284.. Abraham retrace le parcours extraordinaire de cet homme et interprète son histoire avec le complexe d’Œdipe freudien, en mettant l’accent sur la demande d’amour frustrée par l’Autre parental.
Une irréductible manie
Le cas autorise cependant une autre lecture. Issu d’un couple désargenté, dernier-né d’une fratrie de six et « bouche inutile de la famille5Ibid., p. 283.», N. se détournait dès le jardin d’enfants de ses camarades mal vêtus pour ne jouer qu’avec ceux appartenant à des familles riches. Il fit croire qu’il était le fils d’un général pour obtenir à crédit des objets luxueux qu’il pût arborer à l’école ou il vola de l’argent pour se constituer une armée de soldats de plomb plus impressionnante que celle d’un autre garçon. « Son aspiration à ne pas être en reste à l’égard de ses camarades le tourmenta[i]t sans répit6Ibid., p. 279.» : le réel, comme impossible à supporter, pointe. L’ « irréductible manie [de N.] de passer pour un grand personnage7Ibid.» en s’affranchissant de l’universel, barre son identification à l’objet déchet et le pousse à agir à travers des actions illicites. La répétition de ces passages à l’acte est le moyen d’entretenir une apparence et une appartenance prestigieuses continues. Aussi, la prédilection de N. pour l’uniforme militaire semble suppléer au défaut de signification phallique : il se fit passer pour un officier de plus en plus gradé et décoré au fur et à mesure de ses pérégrinations afin de briller dans la bonne société.
Tuché
Un changement presque miraculeux survint lorsque N. rencontra une femme, bien plus âgée que lui. Elle le prit sous son aile, lui offrit un poste dans son entreprise. Bientôt, le mariage fut décidé. Il accéda ainsi à une « position civile idéalement satisfaisante8Ibid., p. 284.». Fut-il guéri par l’amour de ce substitut maternel, comme le suppose Abraham ? Ce lien semble davantage avoir eu la fonction sinthomatique de conjoindre une place de choix dans l’Autre social à la récupération de l’objet pulsionnel regard, sans « éblouir9Ibid., p. 282.».
Sans la norme mâle, faute d’une identification œdipienne au père10Ibid., p. 285., N. trouva d’abord une virilité grandiose en usurpant l’uniforme militaire. Il l’abandonna lorsqu’il devint l’homme d’une femme. Cependant, ce nouvel arrangement ne tenait que par la présence de sa bienfaitrice : non dupe, N. avoua qu’il céderait à ses anciens penchants si leur relation se détériorait11Ibid., p. 286-287.. En d’autres termes, il n’aurait pu s’en passer pour s’en servir.