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J50 - Attentat sexuel, Une lecture du discours courant

Le secret ultime

© AKOM
31/08/2020
Sarah Abitbol

Tout le secret se révèle se concentrer dans un rite. […] Le rite constitue le secret. […] Le secret est sacré, mais il n’en est pas moins un peu ridicule.

J.-A. Miller1Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 24 novembre 1999, inédit.

Dans son film Les secrets, Avi Nesher2Réalisateur israélien de plusieurs films, dont Les secrets (2007). présente les secrets comme éminemment féminins et sexuels. La jouissance sexuelle et féminine est au cœur des secrets qui se révèlent tout au long de ce film. Mais il y a les petits secrets de chacune et Le secret. Celui-ci, nous le verrons, est du côté du réel.

C’est l’histoire d’une rencontre entre trois femmes dont le lien se noue à partir du rapport singulier au secret. Le lieu de leur rencontre n’est pas moins que Safed, cette ville mystérieuse, située au nord d’Israël et considérée comme l’une des quatre villes saintes juives avec Tibériade, Hébron et Jérusalem. Devenue lieu de refuge pour de nombreux érudits après l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492, Safed devient dès lors un grand centre de la Kabbale. L’histoire a lieu dans cette ville ésotérique.

La kabbale3Kabbale signifie « réception » en hébreu. ésotérique et mystique est faite de textes hétéroclites tardifs, en discontinuité avec ceux de la Tora et du Talmud et autour desquels, contrairement aux autres textes du judaïsme, s’organise un savoir secret et tenu secret sur la question de dieu et de son essence.

Les trois femmes

Noémie, fille d’un illustre rabbin et talmudiste ultra-orthodoxe, décide au grand regret de son père de reporter son mariage d’un an afin d’étudier dans une Yeshiva4Centre d’étude de la Torah et du Talmud. pour jeunes filles. C’est à coup de citations et d’arguments talmudiques qu’elle réussit à convaincre son père de repousser le mariage.
Tandis que son père lui rappelle l’énoncé biblique5Talmud de Babylon, traité Kidoushin, p. 9, b. : « La sagesse des femmes édifie la maison », Noémie rétorque avec un plaisir indéniable : « On ne sanctifie6Dans le sens de consacrer une femme à un homme. pas une femme contre son savoir7Proverbe de la Bible, chap. 14, verset 1 (La Bible, Paris, Ed. Colbo, 1986).. » Savoir, en hébreu signifie à la fois le savoir et l’idée ; le sens du signifiant savoir est donc équivoque dans cette citation.

Intelligente et curieuse, elle est depuis son jeune âge attirée par l’étude du talmud. Bien que cet enseignement soit réservé aux hommes, son père avait plaisir à étudier avec elle, ne soupçonnant pas son ambition et sa détermination redoutables. Brillante étudiante, Noémie jouit de cet atout phallique. Elle ne recule pas devant les hommes et n’hésite pas à exposer son savoir devant eux avec une certaine satisfaction. Elle a un goût pour ce savoir et refuse de laisser l’étude de la Torah aux hommes.

Michèle partage la chambre avec Noémie dans cette yeshiva de Safed. Tout les oppose. Elle vient d’un milieu différent ; fille d’un riche diamantaire français elle est venue étudier à Safed contre son gré. C’est une rebelle qui refuse d’obéir au discours du maître, incarné ici par la religiosité. Elle prend un malin plaisir à désacraliser l’atmosphère de piété qui règne dans cette pension de jeunes filles. Celles-ci n’ont qu’une chose en tête : trouver un mari ! Michèle s’en moque.

Anouck8Incarnée dans le film par Fanny Ardant. est la femme que Noémie et Michèle vont rencontrer. Une femme française qui vient s’installer à Safed pour approcher Dieu. Elle a passé de nombreuses années en prison, et veut se faire pardonner par ce dieu des Juifs avant de mourir. Les jours de cette femme fatale, mystérieuse et tourmentée sont comptés.

Anouck a commis une double faute impardonnable : Elle a abandonné ses enfants pour vivre une passion amoureuse et sexuelle avec son amant puis a tué celui-ci lorsque qu’il l’a quittée. Elle a fait le choix de la femme en elle plutôt que de la mère jusqu’au meurtre.

Elle va alors solliciter ces deux jeunes filles pour l’aider à réaliser un tikoun, le rituel de réparation, tel que la kabbale le propose.

D’abord réticente, Noémie la studieuse plongera dans les profondeurs des différents textes kabbalistiques, acceptant ainsi de transgresser les conditions strictes de l’étude de la Kabbale et risquant la folie, puisque selon la tradition ne peuvent entrer dans ce texte et en sortir indemnes que les hommes mariés, et après quarante ans ! Elle y trouvera une grande satisfaction de lecture, en proie à une jouissance intense.

Le tikoun

Les deux héroïnes s’attèlent clandestinement à la préparation de ce rituel de réparation. Une effervescence secrète entoure ce blasphème et les conduit par-delà les interdits aux côtés d’Anouck jusqu’à son dernier souffle.
Flagellation, extase, purification, mots psalmodiés, sentiment de transcendance, confessions et autres pratiques d’exorcisme sont au rendez-vous, traversant les corps.

Ainsi la réparation, appuyée paradoxalement sur un blasphème, ne peut être obtenue que par cette conjonction hystérique de rébellion et de soif du savoir secret, réunies dans la mission de sauver une femme, d’effacer sa souffrance innommable.

Cette passion secrète et partagée, cette fascination pour l’Autre femme, fera naitre un amour interdit et un désir sexuel entre Noémie et Michèle. Mais ce sera une parenthèse.

L’une, Noémie, pas-toute dans la fonction phallique, excessive mais rigoureuse voudra vivre cet amour jusqu’au bout, cherchant encore dans les textes des arguments talmudiques en faveur de l’union possible de deux femmes…L’autre, Michèle, pourtant rebelle dans ses petits arrangements avec la loi se situe du côté du tout, ne pouvant s’extraire des signifiants de son histoire. Et cette rencontre avec le désir sexuel pour une femme et d’une femme est vécue par elle comme un attentat sexuel fait à la loi. Elle prendra peur et fuira.

Ce film, fait valoir finalement comment, venues d’horizons et de désirs qui les animent, différents, trois femmes sont aspirées vers Le secret ultime, ce tikoun censé receler le fin mot de l’expiation de l’âme et du corps ; chacune de la place où elle se situe jouit pour son propre compte et par contamination, jouissance de ce qu’il y a de plus obscur, opaque, hors sens.

On peut dire que ce secret innommable de l’Autre femme ne pouvait se dissoudre que dans le secret imprononçable du texte le plus hermétique et ultime de la kabbale. Autant dire qu’il s’agit là de la tentation d’atteindre le secret du réel, ce savoir absolu, éprouvé, de l’existence de dieu.

Rejetés hors de ce trou qu’elles avaient tenté d’approcher, elles peuvent aller vers des horizons différents et vers des modalités de jouissances singulières et nécessaires. Noémie va rompre ses fiançailles et poursuivre ses études talmudiques envers et contre tout. Michèle se mariera dans les règles de la tradition, choisissant cependant un musicien, souple et décalé de l’orthodoxie stricte avec lequel elle pourra s’accommoder.

Faisons l’hypothèse que la rencontre de Noémie et Michèle avec cette femme fatale fait figure d’attentat. Contingence qui les pousse vers le hors-sens de ce tikoun. Il y aura un avant et un après cette rencontre. Celle-ci est une confrontation avec l’énigme de la sexualité, et avec ce qu’elle peut avoir de pire.

Notons enfin combien l’articulation entre sexualité et désir de savoir traverse ce film formidablement. Celui-ci illustre en outre ce que Jacques-Alain Miller fait valoir : « d’un non-savoir qui se donne des allures de savoir, c’est ça qu’on appelle un secret, en la matière, du secret sexuel qui est aussi bien fermé à ses propres sectateurs […] C’est qu’il y a une appartenance essentielle entre le sexuel et le secret9Miller J.-A., « L’orientation Lacanienne. Les us du laps », op. cit.».


  • 1
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 24 novembre 1999, inédit.
  • 2
    Réalisateur israélien de plusieurs films, dont Les secrets (2007).
  • 3
    Kabbale signifie « réception » en hébreu.
  • 4
    Centre d’étude de la Torah et du Talmud.
  • 5
    Talmud de Babylon, traité Kidoushin, p. 9, b.
  • 6
    Dans le sens de consacrer une femme à un homme.
  • 7
    Proverbe de la Bible, chap. 14, verset 1 (La Bible, Paris, Ed. Colbo, 1986).
  • 8
    Incarnée dans le film par Fanny Ardant.
  • 9
    Miller J.-A., « L’orientation Lacanienne. Les us du laps », op. cit.