Soit un ânon et un bœuf. Harnachez-les. Puis vous les attelez à un palonnier. Si vous voulez que la résultante de leurs efforts inégaux soit perpendiculaire au palonnier qui les lie, il convient que la longueur des bras du palonnier soit inversement proportionnelle à la force que transmettra chacun des animaux au timon et puis à la charge que vous envisagerez de leur confier.
Remarque : un couple peut-être aussi dissemblable qu’il est possible. Mais encore faut-il pour faire couple qu’un timon entraîne une charge — un projet. Le point essentiel est celui de la fixation du palonnier au timon. Et les voilà noués.
Encore un peu de mécanique élémentaire : de deux, il y a nécessairement trois, liés par un point subtil que l’on peut figurer de l’entrecroisement de droites.
Ce modèle est généralisable qui constituerait une sorte de clef de lecture aussi bien des romans, des pièces de théâtre et des films. Toutes les permutations sont possibles selon ces trois pôles autour de ce même point. Écrivain, cinéaste, metteur en scène, jouent de ces combinaisons.
Souvenez-vous de ce film ancien qui paraîtra à certains désuet, mièvre, même « dépassé ». Non, c’est un chef d’œuvre que l’on doit à Jean Renoir. Fresnay, Gabin, Von Stroheim tournent comme dans un ballet, de paire en paire, et chaque paire se trouve un instant arrimée à une belle idée : ça marche par trois avec, pour troisième terme, la loyauté, l’honneur, la fidélité, la conscience de classe, la communauté d’arme et puis la patrie ! La grande illusion éclate, panache et espièglerie.
Changeons de siècle. Nous sommes dans un manège où deux chevaux en parallèle trottent. Juché sur eux, un écuyer acrobate se tient souplement droit. Il fléchit alternativement les genoux d’un mouvement discret et subtil. Ses pieds reposent sur deux selles, l’une sobre et noire, l’autre ornée de passementerie rouge. Nous appellerons l’écuyer Julien.
Stendhal nous avertit : « La parole a été donnée à l’homme pour dissimuler sa pensée. » Julien, précepteur, est un séminariste à l’habit noir coupé, boutonné, brossé, plus seyant à son futur état que ne l’est « sa parfaite incrédulité ». Il récite à la demande, en latin, des pages entières du Livre saint. Au diocèse on reste réservé sur la validité théologique de cette pratique et sur son efficacité apostolique. Par contre, dans sa bourgade, nobliaux et bourgeois sont béats devant ce gouffre de savoir.
Julien a la charge des enfants de Rénal. Il fait contraste à la parfaite rusticité du mari, de retour d’émigration. Madame, une belle trentaine, est distinguée, d’une aristocratie provinciale teintée de rousseauisme.
Ramage et plumage du précepteur font effet. La tendresse s’insinue sans que Madame soupçonne où cela la conduit. De touche en touche elle n’avait bientôt « plus rien à refuser » à Julien et le déniaisa. Le scandale affleure. Le diocèse envoie à Paris ce précurseur de Rastignac. Le voilà devenu secrétaire de ministre. Il change de couleur d’habit. Que va-t-il faire de sa carrière ? le goupillon lui échappe. Et le sabre ?
Lodi, Rivoli, Wagram, Borodino sont loin, où l’on pouvait gagner du galon et même un bâton de Maréchal ou un duché, à la force du sabre — de taille et d’estoc.
Mathilde, la fille du ministre, a fait quelques lectures qui l’ont éveillée. Elle n’a pas la brièveté de Cécile de Volanges, ni la fougue de Madame Roland, mais elle mérite que Julien s’élance comme au pont d’Arcole en grimpant nuitamment sur une échelle ; il franchit une fenêtre et assure sa prise. Ils y prennent goût au point qu’il l’engrosse. Décidément, Julien fait encore scandale. Mais il y gagnera, sans autre difficulté, et une particule, et un brevet de lieutenant qui lui ouvrent les portes de l’armée au Hussard de Strasbourg. C’est moins glorieux que de gagner le ruban rouge de la Croix d’honneur au champ de bataille, mais c’est le temps des demi soldes.
« Hypocrisie », « hypocrite », le mot revient dans le texte de Stendhal comme une clef de lecture. Et bien c’est ce que Madame de Rénal dénoncera au point de mettre en péril le mariage et la promotion de l’amant. Et il la blesse d’un coup de pistolet.
Le procès pourrait très bien s’arranger sous la rubrique de la passion. La question se pose alors de savoir si Julien a aimé ces deux femmes. Son hypocrisie le portera-t-il à accepter une indulgence royale, un non-lieu, qui ferait douter de la véracité de ses amours ?
On est au comble de l’hypocrisie au point qu’accepter l’indulgence serait faire éclater sa duplicité. Plutôt la mort.
L’hypocrisie sera donc entretenue jusqu’au châtiment absolu alors qu’il n’avait aimé aucune de ces femmes, qu’il avait trompé leur amour.
Dans les dernières pages, Stendhal insiste sur le fait que la vie même de Julien a été portée, guidée, soutenue, pas tellement par son propre vouloir mais par les autres, qui lui proposent un mirage, une étoile, dont il ne peut s’approcher qu’en avançant masqué. Grandes illusions.
Supposons ces quatre couples.
1° Julien et le Prélat : hypothèse réalisable.
2° Julien et l’officier : c’est trop tard depuis Waterloo.
3° Julien et Madame de Rénal : elle lui apprend la distinction tandis que lui jauge sa propre audace.
4° Julien et Mathilde de la Mole : elle l’introduit au monde et lui donne accès aux privilèges…
Tout cela s’effondre. Reste de ces couples Julien et la mort.