Dans ses journaux intimes, Salvador Dali donne une grande place à sa peinture et aussi à son image. Dans La vie secrète, autobiographie écrite quand il avait trente-sept ans, il se décrit ainsi jeune homme : « J’avais laissé pousser mes cheveux comme ceux d’une jeune fille et, en me contemplant dans les miroirs, j’aimais adopter la pose et le regard mélancolique de Raphaël dans son autoportrait. […] Il me fallait faire un chef-d’œuvre de ma tête, me composer un visage1Dali S., La vie secrète de Salvador Dali, Gallimard, 1952, p. 143.». Ce travail de composition lui permet de paraître face aux autres. Il s’emploie à dompter le regard, le mettre en scène par une création qu’il veut exceptionnelle, où quelque chose de sa jouissance particulière est à l’œuvre, notamment dans l’effet qu’il vise à susciter. Comme lors de cette scène d’adolescence : « Mon visage était éclairé d’en haut par mille lueurs d’apothéose. Je descendis l’escalier, marche à marche, dans un silence de mort, sous les yeux fascinés de mes camarades.2 Ibid., p. 31. » Dans la scène, le regard est convoqué ainsi que l’objet voix, aphone.
Dans La vie secrète, il parle d’une petite fille russe qu’il prénomme Galutchka. « Elle avait des traits aussi harmonieux que ceux des Madones peintes par Raphaël. Gala ? Je suis sûr que c’était déjà elle !3Ibid., p. 61.» Il la décrit comme une apparition survenue dans son enfance qui le fixait de son « regard dévorant4 Ibid., p. 71.». L’objet regard se présente avec Galutchka dans le réel, terrifiant, ce qui surviendra de nouveau lors de sa rencontre avec Gala en 1929. Rencontre qu’il vécut comme « cataclysme, abîme, terreur5Ibid., p. 262.». Il doit alors traiter ce réel, l’apprivoiser, ce pourquoi il recourt à l’Art. Gala est le « seul être [qui] a atteint un plan de vie dont l’image soit comparable aux sereines perfections de la Renaissance6Ibid., p. 15.». Pour paraître devant elle, il doit se composer un visage et aussi un corps. Il relate ainsi les détails de son habillage fébrile lors de leur premier rendez-vous7Ibid., p. 255-256. : il essaie les boucles d’oreilles de sa sœur, découpe sa chemise, se fabrique un « costume de peintre mondain et exotique », se rase les aisselles pour obtenir le bleu idéal observé chez les élégantes madrilènes… ce n’est pas assez, il essaie le bleu à laver pour se teindre, mais cela ne donne pas le résultat escompté, « il fallait du rouge », il se rase de nouveau jusqu’à avoir les aisselles ensanglantées, il répand ce sang. « Sur mes genoux cela fit un si bel effet que je ne résistai pas au plaisir de le compléter par une petite coupure. Quel travail ! », écrit-il. Le regard est dévorant et il éprouve la rencontre des corps mortelle. Il dit ceci de leur premier baiser : « Je m’anéantissais dans ce baiser infini qui s’ouvrait sous moi comme le gouffre du vertige.8Ibid., p. 273.» Par le regard, ils font Un : « tu es moi, tu es la prunelle de mes yeux et de tes yeux.9Dali S., Journal d’un génie, Gallimard, 1964, p. 131.»
Le regard féroce qu’il s’agit d’apaiser est celui de La femme, « la super-femme10Ibid., p. 21.», ainsi qu’il nomme Gala. Avec sa peinture, il travaille avec acharnement sur l’image de Gala, ce qu’il énonce ainsi : « C’est grâce à la peur de toucher le visage de Gala que je finirai par savoir peindre11Ibid., p. 112.». Il a su faire de cette tuché une circonstance opportune. Pour parer au cataclysme, sans cesse, il a peint Gala, lui a dédié son œuvre, ses journaux intimes. Ce regard dévorant l’a conduit à perfectionner son art, le diversifier, empruntant la voie de la sublimation.