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J43 - Trauma, Sublimations

Le prestige du mot qu’on ne comprend pas

16/06/2013
Yasmine Grasser

Colette, dans ses souvenirs d’enfance, raconte comment à huit ans, elle a été saisie à la fois par la rude sonorité d’un mot juste entendu et la légèreté aérienne de sa terminaison : « presbytère1Cf. Colette, « Le curé sur le mur », Œuvres, t. ii, La maison de Claudine, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1986, p. 985-987. V. Notice, p. 1613. » ! Le mot inconnu était devenu en un instant la chose la plus précieuse de sa jeune vie. Elle s’endormait avec, logeant dans la dernière syllabe les secrets de sa nuit ; s’éveillait en prononçant le début du mot, courait à sa cachette sur le mur et déchargeait le « venin » de cette première syllabe en direction de l’horizon.

Son mot a été son objet d’expérimentation jusqu’à ce qu’elle l’ait vidé de tout mystère ; elle, nouvellement responsable de sa position de sujet, attribua le nom scientifique de « presbytère » à l’escargot rayé et bicolore qu’elle tenait dans sa main. « Maman, regarde mon joli petit presb… » Trop tard ! Les phrases maternelles pleuvaient : « je me demande si cet enfant… » ; « un presbytère c’est…. » ; « ferme ta bouche quand… » ; « respire par… » ; « veux-tu prendre… » ; « à quoi penses-… ? » La petite main s’était refermée sur la coquille de l’escargot, l’avait pressée, écrasée. L’enfant s’était tue, impossible de lutter… Elle avait ramassé son « beau mot », elle était remontée dans sa cachette, l’avait baptisé « Presbytère » avec un P, et s’était faite « curé sur le mur ».

Colette a écrit ce souvenir en regardant sa fille au même âge. Elle l’appelait Bel-Gazou, tout comme son père l’avait autrefois appelée Bel-Gazou. En questionnant sans y penser son enfant, et avec les mêmes phrases, elle se rappela trop tard les questions sans soins de sa mère. Elle se souvenait du ravage que le mot « presbytère » avait fait fondre en elle, de l’effraction traumatique contre laquelle elle n’avait pu lutter…

Dans la bibliothèque de son père, Colette enfant s’était construit un univers de mots magiques sur fond d’illustrations somptueuses où galopait son imagination. L’intrusion maternelle avait déchiré son monde, d’un côté le beau langage, de l’autre les mots de la langue maternelle.

Le mot « presbytère » avait donc condensé la valeur traumatique d’une jouissance inconnue qui avait envahi son corps, anéanti ses constructions, l’avait rendue muette « une de ces minutes » où face à la jouissance qui est contingente, le désir de l’Autre n’était pas un recours. Dans sa solitude, elle s’était accrochée mystérieusement à ce mot de lalangue « presbytère ». « Un presbytère, voyons, c’est la maison du curé », avait dit sa mère. La réaction de la petite fut d’élever son « beau mot » à la dignité d’un nom propre doté de majuscule, nouvelle métaphore de sa cachette sur le mur, où se réfugier et se faire « à l’insu de tous, curé ». Cette nomination secrète correspond probablement à un tout premier traitement de la jouissance d’une petite fille qui deviendra un grand écrivain.

Quand il arrive à un enfant de ne pas répondre aux questions intrusives de parents, c’est qu’il sait, comme Bel-Gazou, que l’Autre a oublié qu’il a été aussi cet enfant.

 


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    Cf. Colette, « Le curé sur le mur », Œuvres, t. ii, La maison de Claudine, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1986, p. 985-987. V. Notice, p. 1613.