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J47 - Apprendre : désir ou dressage, Une lecture du discours courant

Le phénomène Tuto

© J. Fournier.
18/09/2017
Damien Guyonnet

Parmi le nombre infini de réponses que propose Google – cette araignée de la Toile qui sait où se trouve le savoir1« Google est l’araignée de la Toile. Il y assure une métafonction : celle de savoir où est le savoir. » Miller J.-A., « Google », TLN, supplément au n°137, AMP-UQBAR, 15 mars 2007, disponible ici. – le tutoriel tient une place singulière. Privilégiant la vidéo à l’image ou au texte, s’intéressant à tous les domaines et registres de la vie quotidienne, les solutions et significations qu’il apporte rencontrent un engouement massif et unanime, d’où son essor incroyable sur le Net. Pourquoi ? Et surtout, comment pouvons-nous définir la logique de cette nouvelle manière d’apprendre ?

La vie mode d’emploi

Destiné à l’origine à assister les informaticiens, apprentis ou non, le tutoriel est devenu un véritable guide de l’apprentissage qui découpe notre vie, puisque chaque petite interrogation du quotidien, qu’elle concerne la beauté, la cuisine, le bricolage… fait dorénavant l’objet d’une vidéo spécifique. Une réponse vous est alors délivrée sous la forme d’un « savoir pratique » que vous devez apprendre avant de l’appliquer, les deux opérations se déroulant le plus souvent de manière simultanée. Plus précisément, vous êtes invité à faire comme la personne qui est à l’écran et vous pouvez répéter l’opération autant de fois que nécessaire jusqu’à ce que la méthode soit pleinement intégrée. Vous est donc délivré un savoir-faire prêt à l’emploi, suivant un principe général qui répond doublement à la logique de l’universel : tout peut s’apprendre, et le savoir pour tous ! Et, cerise sur le gâteau, depuis chez vous, sans déplacer votre corps.

Quel rapport au savoir ?

La spécificité de ce mode d’apprentissage est donc de se passer de la dimension de l’Autre comme médiateur, c’est-à-dire comme tiers présent physiquement entre vous et le savoir qui est proposé. En somme, l’autre de l’imitation a remplacé l’Autre de la médiation, l’étudiant nouvelle génération devenant un spectateur. Nous avons ici une forme « autoérotique du savoir2Miller J.-A., intervention de clôture à la 3e journée de l’Institut de l’enfant « En direction de l’adolescence », disponible ici.», comme la nomme Jacques-Alain Miller, sans nécessité de transfert puisqu’il n’y a pas besoin d’aller chercher ce savoir dans l’Autre. Plus précisément, le sujet n’a plus à extraire ce savoir de l’Autre par les « voies de la séduction, de l’obéissance ou de l’exigence, ce qui nécessitait d’en passer par une stratégie avec le désir de l’Autre ». Dorénavant, du fait de la forclusion de cet Autre, le rapport que le sujet addict aux « tutos » entretient avec le savoir relève prioritairement de la jouissance, cette dernière refusant de condescendre au désir.

Quel discours ?

Ce nouveau rapport au savoir et aussi bien ce nouveau savoir délivré, comment pouvons-nous le formaliser ? Ce savoir, écrivons-le avec Lacan S2 et, nous référant à sa catégorie de discours, situons-le de toute évidence en place d’agent (en haut à gauche) puisqu’il est aux commandes (place du semblant tout aussi bien). Nous sommes invités dès lors à nous référer au discours universitaire, à la nuance près et de taille, qu’ici nous devons laisser vide la place de la vérité en bas à gauche. En effet le S2 qui est aux commandes ne provient d’aucun S1, d’aucun maître, d’aucune figure éminente à laquelle il se référerait, conformément d’ailleurs à la logique de la structure en réseau. En somme, « Maître Tuto » n’existe pas ! Par contre – ou, disons, en conséquence – chacun peut devenir le pseudo « Maître Tuto » des autres en partageant un bout de savoir de son propre cru, ces derniers se croyant dès lors, à leur tour maîtres de ce savoir. Et si nous devions ranger dans un discours ce mode d’apprentissage profondément solitaire, bien que partagé, qui ne relève définitivement pas de l’enseignement, sans doute évoquerions-nous le discours capitaliste, puisque c’est dorénavant le marché qui s’est saisi de ce phénomène, invitant chaque consommateur à découvrir quel usage il pourra faire des objets qu’il ne lui reste plus qu’à acheter.

 


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    « Google est l’araignée de la Toile. Il y assure une métafonction : celle de savoir où est le savoir. » Miller J.-A., « Google », TLN, supplément au n°137, AMP-UQBAR, 15 mars 2007, disponible ici.
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    Miller J.-A., intervention de clôture à la 3e journée de l’Institut de l’enfant « En direction de l’adolescence », disponible ici.