« Nous ne viendrons jamais à bout du rapport entre ces parlêtres que nous sexuons du mâle et ces parlêtres que nous sexuons de la femme. Là, les pédales sont radicalement perdues. C’est même ce qui spécifie ce que l’on appelle l’être humain. Sur ce point, il n’y a aucune chance que ça réussisse jamais, c’est-à-dire que nous en ayons la formule, une chose qui s’écrive scientifiquement. D’où le foisonnement des symptômes, parce que tout s’accroche là. C’est en cela que Freud avait raison de parler de ce qu’il appelle la sexualité. Disons que, pour le parlêtre, la sexualité est sans espoir. »
J. Lacan1Lacan J., « Discours aux catholiques » (1960), Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005, p. 94.
Le rapport sexuel, inconnu au bataillon inconscient ! « Nous n’en viendrons jamais à bout ». « Les pédales sont radicalement perdues ». Les mots sont forts.
Lacan dira plus tard : « il n’y a rien par quoi le sujet puisse se situer comme être de mâle ou être de femelle2Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 186. » ; il est impossible de connaître ce qui regarde le sexe. Lacan pose que la différence de sexe des parlêtres est simple différence de signifiants – les gender studies n’ont pas pu ou pas voulu l’entendre !
Avec l’autre sexe, « aucune chance que ça réussisse jamais » ! Lacan ne manquera pas de relever la bizarrerie de sa formulation : « Bien entendu, ça paraît comme ça un peu zinzin, un peu effloupi. Il suffirait de baiser un bon coup pour me démontrer le contraire.3Lacan J., « Le savoir du psychanalyste », Je parle aux murs, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 32.» Mais non ! « la conjonction sexuelle » est très précisément le lieu de l’insatisfaction subjective en raison de « l’hétérogénéité radicale de la jouissance mâle et de la jouissance femelle4Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », 1966-1967, leçon du 1er mars 1967, inédit.». Quoi qu’on dise, la conjonction ne fait pas « une seule chair5Ibid.». « Le rapport sexuel n’existe pas », ça veut dire : « il n’y a pas de ganze Sexualstrebung, de pulsion sexuelle totale, selon l’expression de Freud6Miller J.-A., « L’économie de la jouissance », La Cause freudienne, n° 77, février 2011, p. 162.». La sexualité n’exerce son activité que par le biais des pulsions partielles.
Cette négation de l’illusion commune, ni pure provocation ni invitation à la résignation, est un effet logique qui se déduit de l’approche « scientifique » et s’en détache aussi bien. Loin de la profusion de bavardages sur la sexualité. Avec la science il s’agit d’écriture et ce « fameux rapport » entre les parlêtres sexués n’a pas de signification. La jouissance sexuelle n’est pas conquise au savoir par le progrès de la science.
À qui la faute ? Au phallus
Dans son ultime séminaire « Le moment de conclure », Lacan enfoncera le clou : « Il n’y a pas de rapport sexuel, sauf pour les générations voisines, à savoir les parents d’une part, les enfants de l’autre. C’est à quoi pare l’interdit de l’inceste.7Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « Le moment de conclure », leçon du 11 avril 1978, inédit.» Cet interdit, la période dite de latence l’établit de façon nette, même si, chez l’humain, l’objet premier, la mère, se trouve déjà signifiantisé.
La faute donc au phallus, qui est le signifiant de ce que la jouissance est interdite, du fait que lesdits parlêtres parlent, justement. Ainsi chaque être sexué n’a-t-il de rapport qu’avec le phallus et non avec le partenaire. C’est l’immixtion de l’objet a, prélevé sur l’autre, qui intervient dans la relation sexuelle et fait le sexe « a-sexué8Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 115. ».
Le semblant phallique, Lacan dira dans Un discours qui ne serait pas du semblant qu’ »il désigne un désert9Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 148.», un désert de jouissance, qu’il « assure la division sans remède10Ibid., p. 51.» de la jouissance et des semblants, mais il en assure aussi la connexion ; le phallus est la fois « la cause et le masque11Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 12 février 1974, inédit.» de l’inexistence du rapport sexuel. Ce masque tient au fait que la jouissance phallique soutient les sèmes dans le langage, lesquels font sens. De ce fait, « il n’y a aucun rapport autre que par l’intermédiaire de ce qui fait sens dans la langue », énonce Lacan dans « Les non-dupes errent12Ibid., leçon du 11 juin 1974.».
À La femme qui n’existe pas
En outre, avec les fonctions logiques de la sexuation dégagées par le discours psychanalytique, au niveau de l’existence c’est un « dire » qui s’impose : « seulement le dire que : nya 13Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 455.» que guette l’équivoque homophonique « nyania qui bruit des sexes en compagnie 14Ibid., p. 465.». Si, en effet, côté homme s’impose « l’au moins un » qui, par un « dire que non » nia l’universel de la castration, côté femme, il nya pas trace d’une existence qui dénie, dise non à la castration. Dans ce « dire », La femme n’existe pas. Cette forclusion du signifiant de la femme peut rendre compte du fait que « de rapport nyait pas15Ibid.». Au-delà du phallus, c’est la négation d’existence au niveau de La femme qui permet d’appréhender d’une autre façon l’incommensurable dans la relation entre les sexes. Si La femme n’existe pas, le rapport sexuel non plus. À l’absence propre à ⒧ femme répond l’ »ab-sens » du rapport sexuel16Ibid., p. 458..
À la jouissance comme telle
Le côté féminin des formules de la sexuation autorise à dire que, du côté du pas tout, s’ouvre l’éprouvé d’une jouissance non bordée par la raison phallique, en rapport foncier à S⒜, signifiant que l’Autre n’existe pas pour réguler la jouissance. Or cette jouissance autorisée par le pas tout, singulier d’un « confin17Ibid., p. 466.», profile la jouissance que Lacan, à la fin de son enseignement, rattache au corps parlant18Jacques-Alain Miller a développé cette thèse dans son enseignement.. L’une et l’autre sont singulières, solitaires, non négativables et objectent à l’universel quel qu’il soit. La fin de l’enseignement de Lacan met à jour, comme telle, la jouissance du corps de l’être parlant. Elle est Une, sans Autre. Yadl’Un19Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 127. dans le rapport de chacun à son corps et c’est le corps propre qui est l’Autre. Cette jouissance Une dissipe toute idée d’harmonie. Pas de rapport sexuel à l’horizon de cette jouissance. « Ratage : réglé comme papier à musique20Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 540.». Comment alors aborder l’autre sexe ?
Que reste-t-il du rapport sexuel ?
Dans le Séminaire XXIII Le sinthome, Lacan souligne la condition – précaire – à laquelle pourrait s’établir le rapport sexuel : c’est la condition du sinthome, ce résidu de toute la machine signifiante et jouissante du parlêtre, cette « tautologie du singulier21Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 17 décembre 2008, inédit.» et qui ne parle à personne. L’analyse travaille à la réduction à l’os du symptôme, du fait de la rencontre d’un point de réel comme limite, et le sinthome s’impose quand le déchiffrage du symptôme est tari. Répondant au défaut de la nomination dans l’Autre, il peut alors faire fonction de nom de jouissance pour le sujet mais c’est une jouissance « contre laquelle » un parlêtre prend appui. Si une femme fait symptôme pour un homme, et un homme ravage pour une femme, c’est par la voie du sinthome que chaque être sexué peut faire rapport avec le sinthome de l’autre. S’ouvre alors la possibilité d’un « rapport inter-sinthomatique entre sinthome-il et sinthome-elle » : « C’est tout ce qui reste du rapport sexuel 22Lacan J., « IXe Congrès de l’École freudienne de Paris sur »La transmission » », Lettres de l’École, n° 25, 1979, vol. II, p. 219-220.», annonce Lacan.
La sexualité, elle, est « sans espoir ». Elle fait du désir de l’homme « un enfer23Lacan J., « Journées des cartels », Lettres de l’École freudienne de Paris, n° 18, avril 1975, p. 7.». « Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate24« Vous qui entrez, laissez toute espérance. » Dante, Inferno, Canto III, vv. 1-51.», entendent les impétrants : sur ce fond ne se conçoit qu’une solution, propre, unique et non reproductible.