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J47 - Apprendre : désir ou dressage, Orientation

La mode romantique des emplois du temps

© J. Fournier.
18/09/2017
Déborah Gutermann-Jacquet

L’obsession du temps qui passe, ou qui se perd, prend une forme singulière au XIXe siècle. Sous l’influence renouvelée des pédagogues qui ont lu l’Émile, les traités fourmillent et précisent les contours de ce que serait une belle et bonne éducation, celle qui saurait embrasser à la fois l’intellect, l’âme et le corps, tout en donnant leur place respective.

Au chapitre clé de l’élévation de l’âme, la moralité tient une place essentielle. L’apprentissage de cette vertu majeure repose en grande partie sur la maîtrise du temps. Une maîtrise qui confine à la hantise, les jeunes gens étant encouragés à suivre des emplois du temps précis et à moraliser chacune de leurs minutes. La crainte de voir se répandre la caste des « promeneurs solitaires », la tête farcie de rêves un peu fous, est sans doute pour beaucoup dans cette opération de grande envergure qui marque de sa patte la littérature grise de la Restauration.

Au sein de cette dernière se détachent les multiples rééditions et traductions du De l’Emploi du temps, de Marc-Antoine Jullien de Paris, paru pour la première fois sous l’Empire en 1808, ou encore l’ouvrage du même nom publié en 1824 et rédigé cette fois par Madame de Genlis, la préceptrice des enfants du Duc d’Orléans, auteure de véritables best-sellers édifiants. L’un et l’autre s’accordent à enseigner l’importance d’une hygiène du temps, qui constitue en elle-même un devoir moral. La journée se voit ainsi découpée en tranches horaires équilibrées, et les jeunes gens sont invités à travailler, méditer, écrire, sans oublier de s’aérer à horaires fixes. Ces préconisations sont bien souvent assorties d’une invitation à se plier à un examen de conscience écrit qui ne se confond pas avec la pratique en vogue du journal intime. Si ce dernier respecte des codes spécifiques et s’adresse à un ami de cœur qui le lira pour pénétrer l’âme de son condisciple, les écrits que proposent les pédagogues sont, eux, destinés à une mère vigilante et s’apparentent davantage à un « mémorial journalier » des « actions, observations, lectures et pensées », comme le décrit Marc-Antoine Jullien de Paris.

Les parents se saisissent de ces offres qui permettent d’étendre le contrôle et la contrainte sur leur progéniture. Alix de Lamartine, la mère du poète, rédige ainsi des emplois du temps à l’usage de ses enfants. Jeunes et moins jeunes gens se mettent dès lors à produire ce type d’écrits, à l’image d’Henri-Frédéric Amiel qui a laissé un journal intime en de multiples volumes où il recopie les divers emplois du temps qu’il compose et qui, bien sûr, ne fonctionnent jamais. Il y fait preuve d’une minutie extrême, découpant les journées en demi-heures, faisant alterner les moments d’étude aux moments de promenade, puis de méditation. Tout y est consigné : le temps consacré au déjeuner, à l’exercice, à la lecture, voire même aux visites amicales et à la conversation. Cette tentative drastique pour contrer sa pente insistante à ne rien faire est hélas relativement vaine. Quelques jours après avoir été composé, l’emploi du temps est déclaré caduc et remplacé par un autre, encore plus ambitieux, du fait de la culpabilité grandissante qui l’étreint.

Figure de l’impuissance, comme Boltanski l’a démontré, Henri-Frédéric Amiel est aussi celui dont le journal intime fera œuvre. Cette plainte douloureuse de ne pas parvenir à se mettre au travail et à bien occuper son temps devient ainsi la matière même de sa postérité. Il voulait devenir écrivain, il l’est devenu à sa manière, laissant plusieurs milliers de pages qui consignent autant son angoisse du temps qui passe, que son incapacité à s’ouvrir à la rencontre et au désir pour une femme. Masturbateur pénitent, enfermé dans sa solitude, il est de ceux qui éternisent le temps et se consument dans la contemplation de son écoulement comme dans l’autopunition révélatrice du choix qui est fait du dressage du corps et de l’âme plutôt que celui de la contingence de la rencontre. Il a néanmoins laissé avec son journal un témoignage irremplaçable sur la douleur qu’occasionne la jouissance des pensées comme principe inhibiteur de l’acte, et sur ses tentatives réitérées de dressage de son âme et de son corps. Ces derniers demeurent, envers et contre tout, rétifs à la règle ; et l’œuvre écrite, dont la matière est constituée par la glu de son impuissance, fait à ce titre figure de solution comme de dérision des ambitions des pédagogues en tout genre.