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J50 - Attentat sexuel, Orientation

Le mobile amoureux

© AKOM
08/09/2020
Anaëlle Lebovits-Quenehen

La série Big Little Lies met en jeu les mésaventures passionnées de trois femmes dans une petite ville californienne aux airs de paradis. En réalité, la vie de deux d’entre elles est un véritable enfer. Nous nous pencherons ici sur les démons de Céleste Wright (interprétée par Nicole Kidman), belle femme mariée à un homme (Perry) non moins beau – et riche. Mère de deux irrésistibles jumeaux blonds, Céleste mène une vie apparemment parfaite, mais dont les coulisses abritent une vie conjugale d’une extraordinaire violence.

Du faible à la faiblesse

Entre Céleste et Perry, l’un abuse manifestement du faible de l’autre – une scène de viol entre les époux, obscène, nous l’indique spécialement. Céleste n’en veut pas, mais elle ne dit pas non, ne peut dire non. Elle l’encaisse donc comme elle encaisse les coups.

Céleste est l’objet a qui cause la sombre jouissance de son mari. Il est celui dont elle se fait l’objet a, parfois à son corps défendant – mais aussi, le plus souvent, incapable de lutter contre celui qui la maltraite. Dans cette relation, les impasses de la fusion entre l’objet a (que Céleste incarne pour son mari) et de sa jouissance folle s’éprouvent spécialement. Car Céleste est littéralement folle de cet homme. Si cela semble ne pouvoir s’arrêter, c’est que S(Ⱥ) et petit a ne sont pas faits du même bois. La tentative d’obturer le premier en incarnant le second auprès de l’Autre aimé est ainsi vouée à l’échec. Pour être sans rapport avec S(Ⱥ), l’objet que Céleste incarne pour l’Autre de l’amour, écope par ailleurs du coefficient sans limite de ce qu’il est censé traiter. Céleste brisera pourtant les chaines qui l’attachent à Perry.

De l’amour comme d’une promesse

Si le personnage de Céleste est fictif, il nous intéresse, car il a trouvé un écho chez les très nombreux spectateurs de la série qui s’y sont massivement plongés pour autant qu’ils s’y retrouvaient. Or il nous semble que le personnage de Céleste et son parcours n’y est pas pour rien. Le moment de bascule, le point de non-retour est atteint, lorsqu’alors que Céleste a frappé et blessé Perry lors d’un de ses sordides assauts, elle s’entend dire : « estime-toi heureuse que je ne t’ai pas tuée ». Cette phrase lui fait sans doute peur, mais nous aurons des indices de ce que la peur ne limite pas tellement Céleste. Et, plus déterminant peut-être, cette phrase révèle à Céleste que l’amour que lui porte Perry pourrait avoir une fin. Si elle le pressentait, elle l’entend cette fois de sa bouche. L’évocation d’une séparation radicale semble mettre un coup d’arrêt au ravage dont la condition d’amour n’est dès lors plus remplie. La phrase de Perry résonne, on le suppose, comme un « ma femme n’est rien pour moi ». Dès lors, c’en est fini. Céleste décide de quitter l’homme qu’elle aimait, attestant que le ravage trouvait sa condition de possibilité dans la croyance en l’amour qu’il lui portait. Depuis son nouveau rejet, à effet rétrospectif, son mari lui apparaît pour le monstre qu’il fut toujours. L’amour qu’il lui portait – du moins le pensait-elle – agissait comme un charme maléfique, il le rendait aimable à sa femme, et supportable son intolérable jouissance. Mais qu’il laisse entendre qu’il pourrait se séparer d’elle, et le charme est rompu : elle comprend que le « malade » qu’elle voulait aider à « guérir » ne guérira jamais.

Le mobile amoureux

Pourquoi diable l’amour conduit-il parfois une femme à supporter le pire ? Au nom de quoi Céleste accepte-t-elle, par exemple, de se laisser malmener par Perry, à condition qu’il l’aime et le lui prouve à sa manière ? Faisons l’hypothèse que là où S(Ⱥ) se fait sentir, introduisant pour un sujet non pas seulement une solitude radicale, mais au-delà de la solitude, une étrangeté, l’amour la fait oublier, en visant l’union avec l’Autre1Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 12., et ceci au point précis où un-corps s’est d’abord révélé Autre, de cette Altérité aussi peu propice à la subjectivation qu’à l’objectivation. L’amour serait en ce sens d’autant plus appelé à entrer en fonction sur un mode ravageant que l’hétéros surgit, et qu’un sujet s’en défend éventuellement sur un mode amoureux. Car l’amour, comme pousse à compléter l’autre aimé – et réciproquement – peut être une défense puissante. Céleste nous l’indique lorsque doutant pour finir d’être aimée, la jouissance morbide dont elle était l’objet lui apparaît inacceptable : se retrouvant alors subitement sans le recours de l’amour, l’intraitable traitement que son mari lui inflige lui apparaît dans sa vanité.

Tasjouis Sur Instagram

À l’heure où la parole des femmes se libère, une femme témoigne remarquablement de la puissance du mobile amoureux sur le compte Instagram Tasjoui. Elle y note la façon dont elle a tant porté l’amour d’un homme au pinacle qu’elle s’y est elle-même clouée au pilori, en venant à « se violer elle-même » par l’intermédiaire d’un homme qui ne l’aimait plus, mais qu’elle aimait encore. Assistant, impuissante, au délitement de leur relation amoureuse, elle consent à des relations sexuelles avec cet homme, dont elle sait pourtant qu’il ne l’aime plus. Ces relations intimes sont en effet le dernier rempart contre la séparation, la dernière chose qu’il consent à lui donner – ou à lui prendre. Elle témoigne d’un de ces moments où, se donnant à lui, elle a le sentiment de n’être plus qu’un « un morceau de chair » à la disposition de son partenaire dont elle perçoit bien qu’il est « seul dans l’acte ». Cette aperception produit chez elle un moment de dissociation. Et pourtant elle en « redemande », dans l’espoir de raviver l’amour perdu, ou seulement de faire durer ce qu’il reste du lien qui fut le leur. Et, plus elle en redemande – car elle ne sait plus « quelles sont [s]es limites » – et plus « son âme vole en éclats ». C’est dire que si l’homme auquel elle se donne est seul à son affaire, elle n’est pas davantage avec lui. Et comment le pourrait-elle quand elle se trouve elle-même pulvérisée ?

Son témoignage est saisissant. On y voit la façon dont au terme de l’opération, la jeune femme qui affirme avoir abusé d’elle-même à cette occasion, se retrouve sans recours, seule comme les pierres, faisant autrement l’épreuve de S(Ⱥ), au point précis où elle pensait pouvoir s’en prémunir en retenant celui qui l’a jadis aimée. En empruntant la voix de l’amour jusqu’au ravage, la solitude éprouvée reste un rempart contre l’étrangeté, puisqu’elle se réfère encore au manque laissé par l’homme aimé. Sa solitude résonne comme un qu’il serait beau qu’il m’aime encore. Il ne suffit donc pas d’être seule pour être en phase avec S(Ⱥ).

Ce « viol » de soi, la jeune femme en décrit le mobile et les effets, du mieux qu’elle le peut dans ce témoignage détonnant. Elle y adjoint un post-scriptum qui a son importance. L’auteure y précise que le terme de « viol » y est bien sûr employé « de façon métaphorique » – entendez par rapport à son acception juridique. Elle y précise également que son témoignage ne dit rien de la situation où d’autres femmes ont pu se trouver. Elle perçoit bien le danger qu’il y aurait à faire de son récit un témoignage à visée universelle, car un témoignage qui prétendrait résorber les expériences singulières d’autres femmes, ruinerait ses efforts pour nommer ce à quoi elle s’est alors soumise, singulièrement, quoi que, comme elle le pense, d’autres femmes puissent éventuellement se reconnaître dans ses propos. La valeur de témoignage de ce récit lui donne enfin un caractère irréfutable – ce n’est pas rien !
Tout comme Céleste Wrigt, Tasjoui nous invite à pousser notre enquête sur le mobile amoureux dont certaines femmes attestent qu’il les mène loin, trop loin, et parfois jusqu’à supporter, consentir ou s’infliger un attentat sexuel. Une chose est sûre néanmoins : le consentement – ou seulement le silence – des un(e)s ne dédouane pas les autres de leurs abus.

  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 12.