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J50 - Attentat sexuel, Orientation

Le faux cogito de l’abbé

© AKOM
11/08/2020
Jean-Louis Gault

Il est arrivé quelque chose à la sexualité chez l’être parlant, constate Lacan, s’abstenant de trancher sur le point de savoir si l’être parlant est « parlant à cause de ce quelque chose qui est arrivé à la sexualité, ou ce quelque chose est-il arrivé à la sexualité parce qu’il est l’être parlant1Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …Ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 95.».

Dans ses Trois essais sur la théorie sexuelle, Freud a décrit ce qui est arrivé. Là où il y a chez le vivant sexué une fonction sexuelle, au service de la reproduction, qui apparie un sexe à l’autre dans la copulation, à cette même place on rencontre chez l’être parlant une jouissance des pulsions partielles qui fait abstraction de toute référence au sexe. Cette jouissance pulsionnelle est de plus autistique, en ce sens qu’elle s’abstient d’une relation à un partenaire. C’est là que se noue ce que Lacan à un moment appelle « l’affaire sexuelle2Ibid., p. 100.», dont l’enjeu est de savoir comment cette jouissance pulsionnelle est susceptible de s’inscrire dans le rapport du parlêtre au corps sexué de l’Autre.

Cette affaire, où règne un grand désordre dans le réel du sexe, est celle où s’embrouillent les filles et les garçons, les hommes et les femmes. Dans le meilleur des cas elle se décline en comédie. La comédie des sexes a pour vertu de rationaliser l’impasse sexuelle, sur le mode du quiproquo, pour le plus grand plaisir de ses protagonistes, pour peu qu’ils consentent à en épouser les conventions. Nous sommes ici au théâtre, il est question de rôles, de masques, d’habits et de parures. Sur la scène du monde amoureux où Éros dicte sa loi, seul compte le talent de chacun à tenir son emploi. On se montre ou on se cache, on se travestit puis on se découvre, on danse et on se parle. C’est la langue, ce sont les discours, les paroles et les mots qui règlent le ballet de ces échanges. Dans ces chassés-croisés les identités s’échangent ou se dissolvent. Il y a toujours erreur sur la personne, au bal de l’opéra quand les masques tombent, ce n’était pas lui, ce n’était pas elle.

D’Aristophane à Molière ou Marivaux, le poète a toujours su faire résonner la veine comique du rapport amoureux, mais il existe un Éros noir. L’affaire sexuelle prend alors un jour sombre où la dissension entres les sexes tourne à l’aigre. Quand l’analyste est sollicité dans ces cas, l’issue du drame ne s’obtiendra qu’en restaurant dans ses droits la comédie ou du moins la tragicomédie de l’affaire.

Un auteur du grand siècle, l’abbé de Choisy, nous fait goûter toute la saveur de la comédie des sexes dans le récit qu’il nous donne des intrigues de sa vie amoureuse. Il est né au milieu des années mille six cent et nous livre dans ses mémoires la narration de ce qu’a été sa vie d’homme habillé en femme. Lacan a donné cette formule du moi du cogito de l’abbé : « je pense, quand je suis celui qui s’habille en femme3Lacan J., « Le séminaire sur “La Lettre volée” », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 56.».

Voici ce qu’écrit de Choisy au début de ses mémoires : « C’est une étrange chose qu’une habitude d’enfance, il est impossible de s’en défaire : ma mère, presque en naissant, m’a accoutumé aux habillements de femme ; j’ai continué à m’en servir dans ma jeunesse ; j’ai joué la comédie cinq mois durant sur le théâtre d’une grande ville, comme une fille ; tout le monde y était trompé ; j’avais des amants à qui j’accordais de petites faveurs, fort réservé sur les grandes.4Abbé de Choisy, Mémoires de l’Abbé de Choisy habillé en femme, Paris, Mercure de France, 2000, p. 431-432.» Un soir, au cours d’un dîner où il avait convié quelques amies et le curé de la paroisse voisine de Saint Médard, une convive s’adressa à lui. Il rapporte ce qu’elle lui disait : « Désormais, me dit madame d’Usson, je vous appellerai madame.5Ibid., p. 434.» Il poursuit : « Elle me tourna et se retourna devant monsieur le curé en lui disant : – N’est-ce pas là une belle dame ? – Il est vrai, dit-il ; mais elle est en masque. – Non, monsieur, lui dis-je, non ; à l’avenir, je ne m’habillerai plus autrement. […]. Ces dames me conseillent, comme vous voyez, cet habillement, et m’assurent qu’il ne me sied pas mal ; […] je soupai, il y a deux jours, chez madame la marquise de Noailles ; monsieur son beau-frère y vint en visite, et loua fort mon habillement, et, devant lui, toute la compagnie m’appelait madame. – Ah ! dit M. le curé, je me rends à pareille autorité, et j’avoue, madame, que vous êtes fort bien.6Ibid.»

Une fois, à l’une de ses amies, Charlotte, qui l’avait embrassé sur la bouche, il demanda : « Mademoiselle, serais-je assez heureux pour être aimé de vous ? – Ah ! madame, me répondit-elle, en me tenant la main, peut-on vous voir sans vous aimer ! Nous eûmes bientôt fait nos conditions ; nous nous promîmes un secret et une fidélité inviolables. – Je ne me suis point défendue, me disait-elle un jour, comme j’aurais fait contre un homme : je ne voyais qu’une belle dame, et pourquoi se défendre de l’aimer ? Quels avantages vous donnent les habits de femme ! Le cœur de l’homme y est qui fait ses impressions sur nous, et d’un autre côté, les charmes du beau sexe nous enlèvent tout d’un coup et nous empêchent de prendre nos sûretés. Je répondais à cette tendresse de toute la mienne ; mais quoique je l’aimasse beaucoup, je m’aimais encore davantage, et ne songeais qu’à plaire au genre humain.7Ibid., p. 442-443.»

Invité à une noce il écrit : « Je résolus d’y aller en masque8 Ibid., p. 444.». Il propose à ses belles amies de se masquer à leur tour, et poursuit : « Je fis habiller mademoiselle Charlotte en garçon […]. La maîtresse du logis […] me vint embrasser et me dit tout bas : – J’avoue, ma chère cousine, que cet habillement vous sied bien ; vous êtes, ce soir, belle comme un ange. Je changeai de discours, et appelai Charlotte qui […] me dit tendrement : – Hélas ! madame, je m’aperçois que vous m’aimez davantage en justaucorps ; que ne m’est-il permis d’en porter toujours ! J’achetai dès le lendemain l’habit que j’avais loué pour elle […] : on le mit à la petite fille, et la voilà redevenue un beau garçon.9 Ibid., p. 444-445.» Il poursuit ainsi le récit de leur relation : « Quand elle était entrée dans le cabinet, je lui mettais une perruque afin de m’imaginer que c’était un garçon ; elle n’avait pas de peine […] à s’imaginer que j’étais une femme ; ainsi tous deux contents, nous avions bien du plaisir.10Ibid., p. 446.»

À un moment il fit faire, par un peintre de renom, leurs portraits respectifs, lui en femme, elle en garçon. Il rapporte que, face au tableau, chacun disait : « Voilà un beau couple ; il faudrait les marier, ils s’aimeront.11Ibid.» Charlotte décrit la situation à sa tante et lui demande : « il faut que nous trouvions le moyen de coucher ensemble sans que Dieu y soit offensé12 Ibid., p. 447.». La tante consentit au mariage. Ainsi fut fait, et on les conduisit au lit nuptial. Elle en garçon, lui en femme. Désormais, il sera madame de Sancy, elle monsieur de Maulny. Plus tard, ayant rompu avec Charlotte, il s’installa près de Bourges où, sous le nom de comtesse de Barres, il épousa une jeune comédienne, dont il eut un enfant. Arrivé en âge, il fut élu à l’Académie. Il conclut ainsi le récit de ce que fut sa vie : « à la réserve de la petite faiblesse que j’avais de vouloir passer pour femme, on ne me pouvait rien reprocher13 Ibid., p. 450.».


  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …Ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 95.
  • 2
    Ibid., p. 100.
  • 3
    Lacan J., « Le séminaire sur “La Lettre volée” », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 56.
  • 4
    Abbé de Choisy, Mémoires de l’Abbé de Choisy habillé en femme, Paris, Mercure de France, 2000, p. 431-432.
  • 5
    Ibid., p. 434.
  • 6
    Ibid.
  • 7
    Ibid., p. 442-443.
  • 8
    Ibid., p. 444.
  • 9
    Ibid., p. 444-445.
  • 10
    Ibid., p. 446.
  • 11
    Ibid.
  • 12
    Ibid., p. 447.
  • 13
    Ibid., p. 450.