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J43 - Trauma, Une lecture du discours courant

Le choc cambodgien

30/06/2013
Franck Rollier

En 1971, par « un malheureux hasard », François Bizot, ethnologue au Cambodge, est retenu prisonnier pendant trois mois par Douch. En 2011, alors que celui-ci est le premier responsable khmer rouge condamné pour crimes contre l’humanité – pour sa responsabilité dans la mort de quarante milles personnes au camp S-21 –, Bizot écrit un livre1Bizot F., Le silence du bourreau, Paris, Flammarion, 2011, qui succède à un premier récit : Le portail, Paris, Folio, 2000. Les citations proviennent de ces deux ouvrages. dans lequel il procède à une relecture de sa vie à partir de ce qu’il nomme « le choc cambodgien ». Son refus d’un statut de victime, la pudeur de son témoignage et son bien dire nous enseignent.

Alors qu’une certaine « camaraderie » s’est établie avec Douch, le ciel s’effondre sur sa tête à l’instant où son geôlier lui fait l’aveu qu’il est un tortionnaire. Sur ce trait, se produit une identification immédiate. Bizot entre dans une « résonance atroce » avec Douch, prenant conscience de sa sauvagerie, mais aussi de son humanité : « Sa voix s’altéra pour me faire écouter en même temps son cri et celui de ses victimes. » Cette confrontation avec le réel de la jouissance le propulse aussitôt dans un passé funeste, rouvrant un « gouffre » qui avait surgi lorsque, jeune homme, il avait sacrifié son animal favori, un fennec devenu encombrant après la mort de son père. Le « vide » que celle-ci avait ouvert se conjuguait avec ce geste « criminel » et Bizot était resté « foudroyé » face à une énigme – celle d’une « décision implacable qui impose de faire consciencieusement le mal ». La confession de Douch lui en fournira « la clef », lorsqu’il comprend qu’un autre homme est « toujours son semblable, jusque dans l’abîme ». Cette idée, qui tient lieu de fantasme et capitonne le trou dans le symbolique, ne le quittera plus. C’est en tant qu’il est habité par une jouissance « inavouable » qu’il s’inscrit désormais dans la communauté des hommes, sans que s’apaise pour autant la culpabilité, en particulier celle d’avoir été libéré sans ses collaborateurs khmers.

Il doit à Douch d’être resté en vie,non sans que celui-ci lui ait d’abord annoncé qu’il a été démasqué comme espion de la CIA, signant son arrêt de mort. Le choc du signifiant se fait événement de corps : il s’effondre. L’instant d’après, Douch le relève en riant : « C’est une blague ! » Il sera libéré le lendemain.

Lacan, à propos de l’amour du prochain, parle de « la présence de cette méchanceté foncière qui habite en ce prochain. Mais dès lors elle habite aussi en moi-même. Et qu’est ce qui m’est plus prochain que ce cœur en moi-même qui est celui de ma jouissance, dont je n’ose approcher ? Car dès que j’en approche – c’est là le sens du Malaise dans la civilisation – surgit cette insondable agressivité devant quoi je recule, que je retourne contre moi2Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 219.». C’est ce dont Bizot témoigne, à partir de cet éclair qui lui a ouvert les yeux « sur la plus périlleuse de toutes les équations : deviner en moi le pire de ce qu’il y a en l’autre ».

Lorsque, dix-sept ans après son aventure, visitant le camp S-21 rebaptisé « Musée du génocide », Bizot réalise soudainement que Douch en était devenu le chef, un autre traitement de la jouissance se fait jour. Il se « précipite » pour écrire sur « la part sensible » de son bourreau, inséparable d’une monstruosité que chacun porte en soi, « cette présence diabolique, enfouie en nous et qui ressort toujours ». Cerner l’indicible de la jouissance devient alors l’objet d’une « pensée précise » : Douch l’aura gardé en vie dans l’intention de le faire son légataire, « ayant résolu de révéler une bonne fois pour toutes à quelqu’un comment l’inavouable, l’incompréhensible, parviennent à s’implanter chez l’homme ». Il n’aura de cesse d’exposer cette thèse, jusqu’au tribunal qui juge Douch, où il témoignera que « le pire serait de faire de ces monstres des gens à part ».

Bizot rend compte de l’effort d’un sujet pour traiter le traumatisme, en le rendant symptomatique. De la disparition de son père au sacrifice de son animal, jusqu’au choc cambodgien, Bizot ne cesse de se « reconstruire », sans avoir semble-t-il recours à un analyste ; ce sera d’abord sa passion pour le bouddhisme khmer auquel il consacre ses travaux, puis son engagement dans l’écriture au service d’un témoignage sur « la façon dont ce mal qui nous arrive vient en nous, par nous, de nous ».

Reste une jouissance qui ne cesse de s’écrire, cette « affection  que l’on peut garder de certaines choses, même si elles ont été l’instrument de notre malheur ». Car son effort d’humanisation du criminel est d’abord un « combat essentiel » contre lui-même, dont Bizot dit savoir qu’il ne le terminera pas.


  • 1
    Bizot F., Le silence du bourreau, Paris, Flammarion, 2011, qui succède à un premier récit : Le portail, Paris, Folio, 2000. Les citations proviennent de ces deux ouvrages.
  • 2
    Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 219.