Étant donnés : 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage… est l’ultime œuvre de Marcel Duchamp, réalisée dans le plus grand secret entre 1946 et 1966 et dévoilée au public en 1969 à titre posthume. Avec cet étrange dispositif créé pour le regard à la manière d’un peep-show de foire, l’inventeur des ready-made brouille une dernière fois les cartes de son œuvre et montre que son dernier acte iconoclaste, Duchamp le réservait à sa propre image : le prétendu inventeur de l’art conceptuel bricolait, à l’abri des regards indiscrets, un curieux objet érotique. Il viendra mettre un point d’orgue à l’ensemble majeur de ses œuvres léguées par ses collectionneurs à sa demande en 1953 au musée de Philadelphie afin, on le sait maintenant, de réaliser une scénographie secrète où l’œuvre, le corps et la présence de Maria Martins, l’artiste brésilienne, tiennent une place d’exception.
Cette scénographie énigmatique se constitue en deux temps.
1. Le Grand Verre, ou La mariée déshabillée par ses célibataires, même (1915-1923), qui fut essentiellement pensée par Duchamp en fonction d’une quatrième dimension, invisible « puisqu’on ne peut pas la voir avec les yeux… », sera placée par ses soins en 1954 à Philadelphie, devant une fenêtre à travers de laquelle se détache une femme sculptée par Maria Martins, pour une fontaine dans le jardin. Par cet acte de mise en abîme d’une œuvre dans l’autre, on peut supposer que Duchamp rend un secret hommage à cette artiste qu’il a aimée passionnément. Il nous renseigne après coup sur ce qui le regardait par-delà le visible, étant donné… que Maria était mariée ; cette relation clandestine ne fut évoquée qu’en forme de clin d’œil adressé à elle seule.
2. Duchamp, qui avait le goût du Witz, voulut qu’Étant donnés… – qu’il qualifiait d’approximation démontable pour souligner son caractère de fiction – ne soit dévoilée aux yeux du monde qu’en 1969, en souvenir sans doute de leurs années érotiques. Cette chambre optique, où l’on peut voir à travers un double trou – celui de la serrure et celui d’un mur – le corps sans visage d’une femme à laquelle Maria avait prêté ses formes en tant que modèle, nous laisse entrevoir ce qui médusa Duchamp. Le tenant de l’art non rétinien (puisqu’il ne s’adresse pas à l’œil mais à la cosa mentale) voulait nous laisser scotchés en voyeurs, afin que l’on ne puisse plus regarder l’art mais l’éprouver par tout notre corps.
Par cette scénographie étrange et cryptée, Duchamp réalisera le tour de force de mettre au centre de son œuvre sa Femme au chat ouvert, « Objet-Dard » par excellence !