« Pas de rapport sexuel inscriptible dans la structure du langage. » La formule lacanienne, datée de 1969, dans le Séminaire D’un Autre à l’autre et dans « Radiophonie », marque une étape, emprunte de l’usage de la logique de l’Autre du langage. C’est une étape entre d’un côté l’invention freudienne de la psychanalyse avec la définition du trauma comme défaut de traduction d’un excédent sexuel en représentation verbale (empruntée, elle, à l’usage des représentations tel que Freud l’hérite de Brentano) et, d’un autre côté, l’expérience, après 1973, de la « rupture » de l’Autre du langage et l’usage de lalangue, de l’éclat du phonème imprimant le réel de la jouissance dans le corps.
Comment situer attentat et trauma lorsque l’attentat se montre réalisation mettant en jeu le corps d’autrui pour un sujet n’ayant pas noué les conditions de l’impossible du rapport sexuel ?
L’épure d’un personnage littéraire nous oriente. Dans le roman d’Emily Brontë, les Hauts de Hurlevent, un jeune esclave, trouvé perdu et ne disant pas son nom, est ramené dans une famille par un père qui ne détermine pas sa place dans la fratrie des enfants. Ce père a-t-il fait le deuil d’un enfant mort dont il donne immédiatement le prénom à l’esclave, en guise à la fois de prénom et de nom de famille ? Heathcliff correspond à la désignation directe d’objets naturels : Heath, c’est la lande et Cliff, la falaise.
Le père attribue à Heathcliff deux nominations supplémentaires, « Don de Dieu », remplaçant l’enfant mort et « noir comme sortant de chez le diable », c’est-à-dire annonçant l’enfer.
Heathcliff est à la fois le frère mort et un domestique don de Dieu éclipsant les enfants vivants. Chez le fils, Hindley, la réponse est la haine et le mépris pour ce faux-frère domestique. La fille, Catherine, est « ravie » par cet affranchi aimé du père. La prise en compte du deuil impossible du père serait la source, chez elle, d’une vocation pour sauver Heathcliff du diable, de la haine de son frère et pour lui apprendre les bonnes manières. Elle apprécie l’impossible à dompter d’Heathcliff qui, s’il plait au père, est en ce qui la concerne, hors de propos pour ce même père. Elle aime Heathcliff pour un incommensurable qui, chez elle, est articulé dans lalangue et la parenté, au sens où Lacan, dans le séminaire du 19 avril 1977, les conjugue : « la parenté met en valeur ce fait primordial que c’est de lalangue qu’il s’agit 1Lacan J., Le Séminaire, livre xxiv, « L’Insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », 1976-1977, inédit.». Peut-être est-ce pour elle une part pas-toute indexée à la loi paternelle. Bien différemment pour Heathcliff, il n’y a pas nouage sertissant un impossible.
Catherine se marie avec un voisin bien né, Hindley se marie, Heathcliff aussi, tous ont des enfants. Ce qui fait césure est la mort de Catherine dans les bras d’Heathcliff. Il l’accuse de s’être menti à elle-même en refusant de réaliser avec lui l’incommensurable. Il souffre de ne la trouver nulle part, puisqu’elle résiste à les situer dans l’espace qu’elle ne peut pas exprimer et qu’elle lui refuse.
Comment situer le mensonge qu’impute Heathcliff à Catherine et qui, dit-il, les voue à errer mortellement dans l’abîme ? Ce qui ment, au titre du semblant dont Heathcliff refuse de se faire dupe, c’est le langage. Pour Heathcliff, le langage ne peut mentir. Heathcliff croit le langage comme il croit LA femme. Il choisit de ne pas être serf, domestique du langage.
Le film de William Wyler, en 1939, ajoute un point. Catherine, enfant, veut tirer Heathcliff de son opposition mortifère à Hindley. Elle emploie les phonèmes de son nom. Elle le mène dans la lande et lui ordonne de prendre d’assaut une falaise qu’elle désigne comme le château du Prince noir. Dans le film, le plan sur Heathcliff montre que s’il s’exécute à coups de bâtons, il ne comprend pas. Il n’a pas saisi l’évidement de la Chose par les liens du langage. Les dimensions du réel, du symbolique et de l’imaginaire ne sont pas distinguées. Catherine est seule à ponctuer : « Voilà, dit-elle, qui ouvre un monde où nous serons amis. »
La seconde partie du roman est celle de la vengeance d’Heathcliff pour s’approprier les biens dont la jouissance par l’autre l’insupporte. C’est la saison du surmoi avec lequel il s’interdit l’accès à ces objets et celle d’un attentat bien particulier.
Ce sont les yeux de Cathy, fille de Catherine, qui feront « tilt ». Il nous est dit qu’ils sont semblants à ceux de sa mère. La fonction du semblant, c’est d’être à la place de quelque chose qui n’est pas là ou qu’il n’y a pas. C’est ce qu’Heathcliff ne peut pas articuler, pas plus que la distinction entre lui-même jeune et Hareton, le fils d’Hindley qui se rapproche de Cathy, comme lui, Heathcliff, jadis se confondit avec Catherine.
Heathcliff sombre dans la fureur hallucinée au moment même où lui devient possible la récupération des biens, objets pour lui trop réels, qu’il a spoliés. Il préfère sa disparition du monde. E. Brontë conclut : « il a gardé la monomanie de son idole dont son cœur était l’enfer terrestre ».
Cette idole n’est-elle pas forgée dans la forclusion du trou du langage ? Heathcliff se laisse mourir. C’est son mode de séparation d’avec les objets. Il a fait percer le cercueil de Catherine pour qu’y soit glissé son propre cadavre, version personnelle de la seconde mort où il réalise ce qui ferait rapport par cet attentat au corps désanimé de l’aimée.
En l’absence d’un nouage faisant ex-sister le trauma, l’impossible du rapport sexuel, l’objet comme semblant, et dans le même mouvement où il se détruit, c’est par cet attentat au corps de l’autre qu’il réalise l’attente sexuelle à laquelle le fixe son usage d’un langage qui ne mentirait pas.