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J50 - Attentat sexuel, Orientation

L’anorexie, une réponse à l’attentat sexuel

© AKOM
05/09/2020
Katty Langelez-Stevens

Amélie Nothomb est une auteure dont la finesse clinique est étonnante. Sa description de phénomènes de la psyché humaine conceptualisés par Jacques Lacan dans son enseignement pourrait laisser croire qu’elle l’a côtoyé d’une manière ou d’une autre, ce qui pourtant ne semble pas être le cas. Parmi ses récits, cinq se distinguent de l’ensemble des contes. Ce sont cinq autofictions qui racontent dans un mélange de légèreté et d’érudition avec humour et gravité la vie de l’enfant de diplomate qu’elle fut1Nothomb A., Le sabotage amoureux (1993), Stupeur et tremblements (1999), Métaphysique des tubes (2000), Biographie de la faim (2004), Ni d’Eve ni d’Adam (2007)..

Dans Biographie de la faim, Amélie Nothomb décrit son rapport particulier à la faim depuis sa plus tendre enfance. Ce qui nous intéresse ici, pour le thème de nos prochaines journées, est sa manière singulière de répondre à un attentat qu’elle a subi dans la pré-adolescence alors qu’elle séjournait avec sa mère et sa soeur dans une station balnéaire décatie au Bangladesh où son père se trouvait alors en poste.

Alors qu’elle s’adonnait passionnément à la nage dans les vagues du Golfe de Bengale pendant que sa mère et sa soeur se doraient au soleil, des bras puissants arrachèrent son maillot. Elle ne vit personne. Elle pensa que c’était les bras de la mer. Elle resta coite de terreur. Des mains nombreuses et anonymes écartèrent ses jambes et entrèrent en elle. La douleur fut si forte que la voix revint et elle hurla2Nothomb A., Biographie de la faim, Le livre de poche, 2004, p. 151.. Sa mère et sa soeur vinrent à son aide en poussant des cris stridents et quatre jeunes indiens s’enfuirent en courant.

À partir de ce jour, la jeune Amélie perdit le goût de l’eau et de la baignade et peut-être même le goût de la vie tout simplement. Elle s’aperçut qu’elle avait perdu l’usage d’une partie de son cerveau. Sa capacité de calcul qui avait tant épaté ses professeurs et ses condisciples jusque-là avait disparu. À la place des pans de néant occupaient son esprit et y sont restés3Ibid., p. 152.. Dans sa tête, la dislocation agissait. Une voix nouvelle était apparue. Elle était forte et empêchait maintenant de se raconter des histoires. Quand elle essayait de renouer le fil d’une histoire, la voix nouvelle s’interposait et imposait l’anacoluthe. « Tout devint fragment, puzzle, dont il manquait de plus en plus de pièces. Le cerveau, jusque-là machine à fabriquer de la continuité à partir du chaos, se transforma en broyeur.4Ibid., p. 159.»

Quelque temps plus tard, sa mère, désespérée de voir ses filles plongées dans leurs lectures et affalées dans le canapé pour échapper à la vision de la misère et de la violence du Bangladesh, décida de les emmener à la piscine du club anglais. Ce fut un moment terrible où la jeune Amélie se sentit trahie par son corps. Elle vit un beau jeune homme plonger dans l’eau et sentit qu’elle le désirait. Ce désir fit grandir en elle la haine de soi et la voix intérieure se déchaîna de plus belle. La vue de la famine dans laquelle elle baignait lui permit de conclure que la faim n’était pas un obstacle insurmontable et qu’au contraire il donnait davantage de force à celui qui l’affrontait. « Après deux mois de douleur, le miracle eut enfin lieu : la faim disparut, laissant place à une joie torrentielle. J’avais tué mon corps », écrit-elle. « L’anorexie me fut une grâce : la voix intérieure, sous-alimentée, s’était tue, ma poitrine était à nouveau plate à ravir ; je n’éprouvais plus l’ombre d’un désir pour le jeune Anglais ; à vrai dire, je n’éprouvais plus rien […] Ce fut un répit : je ne me haïssais plus. »

C’est quand le froid l’envahit qu’elle comprit que la mort n’était plus loin. Alors sa tête et son corps se dissocièrent et contre sa tête, son corps décida de recommencer à manger malgré toutes les souffrances que cela lui infligeait.

L’attentat sexuel se passe donc en deux temps : d’abord l’effraction du traumatisme (le viol) puis le surgissement du désir face au corps d’une jeune homme dans l’eau. C’est ce deuxième temps qui la résolut à affamer son corps pour faire taire la voix qui la haïssait et l’injuriait, pour faire disparaître les signes de sa féminité et surtout pour annihiler tout sentiment en elle. Ainsi au désir qui naquit à l’adolescence fut rattaché l’horreur du traumatisme inaugural et l’impossibilité d’assumer ce nouveau corps et sa libido. Amélie choisit la voie de l’auto-punition jusqu’aux rives de la mort. Fort heureusement, c’est la faim qui l’emporta et elle se remit à manger pour ne pas finir sa vie dans le grand froid de l’inévitable mort à laquelle sa façon de s’alimenter la menait immanquablement.

Ainsi, Amélie Nothomb nous apprend que l’anorexie peut être une réponse du sujet au réel du sexe qui fait irruption à l’adolescence. Il s’agissait en plus pour elle d’un traitement de la faute qui pourtant n’était pas la sienne mais que le désir éprouvé face au corps d’un jeune homme avait rendu insupportable.

  • 1
    Nothomb A., Le sabotage amoureux (1993), Stupeur et tremblements (1999), Métaphysique des tubes (2000), Biographie de la faim (2004), Ni d’Eve ni d’Adam (2007).
  • 2
    Nothomb A., Biographie de la faim, Le livre de poche, 2004, p. 151.
  • 3
    Ibid., p. 152.
  • 4
    Ibid., p. 159.