La psychanalyse est une pratique, elle n’est pas une science ni une technique. Si Freud envisageait l’interprétation comme la reconstruction du passé refoulé ad integrum, il en est tout autre à l’époque du parlêtre, où l’interprétation, si elle n’est pas sans soutenir éventuellement l’historisation du sujet, s’appuie sur « une impasse qui est consubstantielle à la psychanalyse 1Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre de l’université Paris 8, cours du mercredi 23 mai 2007, inédit. ». Elle relève du non-rapport sexuel ou, autrement dit, de la forclusion généralisée propre à chaque parlêtre. Dans cet abord, la conception des registres réel, symbolique et imaginaire et de leur nouage, s’avère fondamentale, tenant pour point de départ que le réel ne parle pas, que le symbolique parle, mais pour dire des mensonges, et que l’imaginaire a toujours tort, comme l’indique Jacques‑Alain Miller2Cf. Ibid., cours du 16 mai 2007.. Cela étant, l’interprétation repose sur le maniement de ces registres ainsi que sur le régime de la contingence, ce qui fait de la psychanalyse « une pratique à tâtons » qui est affaire de contexte et de conjoncture et dont l’acte spécifique qu’est l’interprétation repose sur la connaissance du cas élaborée au fil des séances.
Une patiente de Freud lui dit « d’un ton très bourru, qu’il ne faut pas lui demander toujours d’où provient ceci ou cela mais la laisser raconter ce qu’elle a à dire3Freud S., Études sur l’hystérie, Paris, PUF, 1985, p. 48. ». Freud consent. Par la suite, Freud définit plus précisément les règles s’appliquant au début du traitement4Cf. Freud S., La Technique psychanalytique, Paris, PUF, 1985.. Parmi elles, il indique qu’il a pris l’habitude de « pratiquer d’abord un traitement d’essai d’une à deux semaines […] On se borne, de cette façon, à effectuer un sondage permettant de mieux connaître le cas et de décider s’il se prête ou non à une psychanalyse5Freud S., « Le début du traitement », La Technique psychanalytique, op. cit., p. 81. ». Il précise : « Cet essai préliminaire constitue pourtant déjà le début d’une analyse et doit se conformer aux règles qui la régissent6Ibid. ». Il s’agit de laisser « surtout parler le patient sans commenter ses dires plus qu’il n’est absolument nécessaire à la poursuite de son récit7Ibid. ». Ce court traitement doit faciliter le diagnostic différentiel pas toujours facile à établir, précise Freud.
En 1971, assez tardivement dans son enseignement, Lacan soulignera la fonction essentielle des entretiens préliminaires. « Il n’y a pas d’entrée possible dans l’analyse sans entretiens préliminaires8Lacan J., Le savoir du psychanalyste, Les entretiens de Sainte-Anne, 1971-1972, inédit. ». Lacan indique qu’il faut voir quelqu’un au moins deux fois, commentant le cas d’un patient qui, après une première rencontre, l’accusait de l’avoir manipulé9Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xvi, D’un Autre à l’autre, texte établi par Jacques‑Alain Miller, leçon du 19 mars 1969, Paris, Seuil, 2006.. Lacan souligne la fonction essentielle des entretiens préliminaires, considérant qu’ils peuvent être nombreux avant l’entrée en analyse, car il faut laisser les gens parler quand ils viennent demander quelque chose10Cf. Lacan J., « Excursus», Lacan in Italia, 1978, p. 78-97.. C’est dans la dimension du langage que s’exprime l’inconscient. On est de bout en bout dans le langage, on n’en sort pas. Or, dans le moindre acte de parole, dans la parole la plus courante, une jouissance est impliquée. « C’est là, que porte l’intervention de l’analyste.11Lacan J., « La psychanalyse dans sa référence au rapport sexuel », Lacan in Italia, 1978, p. 58-77. » Si le sujet ne sait rien de ce qu’il demande, l’analyste a intérêt à se tenir tranquille tant que l’analysant ne s’aperçoit pas de ce qui se jouit dans sa parole, et ce afin d’éviter par une intervention de le fixer à sa jouissance. Lacan insiste pour dire que la parole, c’est de la jouissance. Cela invite l’analyste à une prudence, ou tout au moins, à considérer que l’analyse procède par étapes.
Cela implique d’aborder chaque cas sans savoir préalable et de se rompre à l’imaginaire du sujet rencontré, c’est-à-dire à entrer dans son monde. À cet égard, il s’agit d’être attentif au contexte d’énonciation que l’essai de rigueur du sujet laisse transparaître. La présentation de patients, dans laquelle on assiste, en une temporalité raccourcie, à un centrage du cas sur la jouissance de l’inconscient, est de ce point de vue particulièrement enseignante. Comme chez ce patient où la conversation fait apparaître la fonction fondamentale de l’ennui. Chez lui, rien ne supprime l’ennui. L’ennui est un signifiant maître, directement branché sur la jouissance, c’est le signifiant du manque de vivant au joint le plus intime du sentiment de la vie. Dès lors, chez ce sujet à l’énonciation allusive, qui n’a pas le Nom-du- Père, l’acte ne vise pas à résoudre l’ennui qui vient à la place du trou forclusif12Cf. Biagi-Chai F., Conversation avec un patient, Hôpital Villejuif, Paris, Département de psychanalyse, 12 mai 2023., irréductible, mais à se servir de son goût de savoir pour qu’il se maintienne dans une sorte d’apprentissage perpétuel afin de ménager la défense. Il s’agit pour lui de « se donner les moyens de réfléchir », comme il le dit, et non de concrétiser son savoir par l’obtention par exemple d’un diplôme. Le savoir obtenu demeure de l’ordre de bouts de suppléance. Apprendre est un signifiant tout seul comme ennui et quelques autres signifiants encore qui ne s’articulent pas, mais donnent consistance au sujet en l’éloignant du trou forclusif et des risques de passages à l’acte suicidaire.
Freud considérait que l’art de l’interprétation n’est pas difficile à apprendre et demande tact et exercice. La formation de l’analyste est ici essentielle, de même que son rapport à son propre inconscient. Mais du point de vue clinique, l’interprétation repose sur les coordonnées subjectives, le détail du symptôme, la perception d’une rigidité ou d’une souplesse possible, la coloration du transfert et de la jouissance, des éléments que traduisent le discours du patient. Le langage est un effort de défense du sujet contre le réel. Or « la défense […] n’a pas la structure d’un refoulement. Elle est en deçà. Le parlêtre y est directement, crûment, confronté au réel, sans interposition du signifiant – qui est cataplasme, onguent, médicament13Miller J.-A., « Préface », in Bonnaud H., L’Inconscient de l’enfant. Du symptôme au désir de savoir, Paris, Navarin-Le Champ freudien, 2013, p. 9. ». L’accent mis sur la défense implique une attention portée à l’orientation première de l’être, à la façon dont le sujet – plutôt le parlêtre – s’est inscrit dans le langage, dont la jouissance a mordu le corps et dont s’est déterminé pour lui le sentiment de la vie. Selon cette inscription, l’interprétation visera à déranger de la défense ; ou bien, à l’envers, elle soutiendra la défense.
Si l’interprétation doit être preste, elle n’est pas précipitée, au sens où elle tient compte de l’Autre. Ainsi, elle n’est pas ouverte à tous les sens14Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par Jacques‑Alain Miller, Paris, Seuil, 1973., ni reproductible ni standardisable. Elle s’appuie sur le fait que l’inconscient se présente toujours comme une articulation sans cesse répétée, qui demeure inaccessible au sujet jusqu’à ce que l’expérience analytique désigne, repère, et donne au sujet le terme et les coordonnées de cette répétition. C’est dans cette répétition, cette insistance, dans ce dont se protège le sujet et dans son rapport aux signifiants, qu’on repère « la jouissance qui éclaire l’ambiance du sujet15Expression de F. Biagi-Chai, commentant la présentation de Melle Boyer (in Alberti C., Lacan Redivivus, Ornicar ?, Paris, Navarin, 2021, p. 109-125), lors du cours au Département de psychanalyse, 2021-2022. », de laquelle se déduit l’acte analytique, mais aussi les indications qu’un analyste peut donner à l’équipe de soin qui s’occupe du patient.
Sous transfert, l’interprétation est un outil pour surmonter la scission du réel et du sens qui constitue la faille du parlêtre et donne forme aux symptômes dont il souffre. Moyennant qu’elle soit ajustée, au plus près de l’inconscient et de ce que peut supporter le sujet, elle a un impact sur la jouissance, augurant pour le patient une autre voie d’accès à la jouissance que de se faire l’objet de l’Autre, du destin, ou de ses pulsions. « Le réalisme lacanien consiste à tenir compte de l’Autre16Miller J.-A., « L’acte entre intention et conséquence », La Cause freudienne, no 42, mai 1999, p. 14. », y compris dans l’interprétation, elle est alors conséquentialiste.