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J50 - Attentat sexuel, Une lecture du discours courant

La voix d’Elsa

© AKOM
07/09/2020
Marie-Hélène Blancard

La honte est un rapport à la jouissance qui touche ce que Lacan appelle… “le plus intime du sujet”

J.-A. Miller*

Elle est une voix, une voix à la radio, connue pour sa compétence et son désir de faire entendre au public la musique qu’elle aime. Longtemps sur France Inter avec Summertime où elle donnait libre cours à sa passion charnelle pour le jazz, puis sur France Musique avec une brillante émission classique intitulée Musique Emoi.

Elsa Boublil a publié en 2015 un petit livre singulier, Body blues1Toutes les citations sont extraites du livre d’Elsa Boublil, Body blues, Un secret, Paris, L’iconoclaste, 2015., destiné à exorciser ses vieux démons. Elle était encore une petite fille lorsqu’elle a été abusée par le professeur qui était censé lui apprendre la clarinette. C’est ce qui l’a empêchée de poursuivre une carrière musicale, et qui l’a amenée à faire entendre sa voix à la place du son de la clarinette, ou du piano qu’elle pratique au quotidien.

Il a fallu dix-huit ans d’analyse et la rencontre avec son mari, le comédien Philippe Torreton, pour qu’elle s’autorise enfin à écrire. Elle est devenue mère, et elle s’inquiète de l’angoisse qu’elle pourrait transmettre à ses enfants : son fils qui refuse de se déshabiller, sa fille qui la console en lui disant que tout finit par s’arranger. Il lui faut mettre des mots sur ce qui la ronge. Elle prend cette décision pour rompre avec le passé, la colère, les maladies, la dépression, la honte. C’est un acte qui lui permettra de couper avec l’autre Elsa, celle qui pleurait sans cesse, inconsolable de n’avoir été ni protégée ni entendue. « Je vais écrire, raconter pendant des pages et des pages ce que la malice perverse d’un adulte a cassé en moi. Je vais dire la dangerosité d’une main mal placée… Je ne pleure plus, je ne me tais plus, je hurle. »

La musique comme un cri

Son petit livre est d’une grande pudeur. Il y est question du rabbin qui l’a enfermée à double tour lorsqu’elle avait cinq ans : amnésie totale sur ce qui s’est passé dans la pièce où elle était seule avec lui. Elle ne s’étend pas sur les gestes du professeur de musique usant de ses mains « sales » pour chatouiller et caresser son corps d’enfant, mais elle en mesure les conséquences. Elle dit sa détresse, son anorexie, ses crises d’angoisse, le dégoût et le désordre qui s’emparent de son corps dès qu’il est question d’éprouver du plaisir. La jouissance est partout, intrusive. Elle est ce qu’il ne faudrait pas, et son corps tombe malade à répétition. La maladie, jusqu’à l’hôpital lorsque son genou lâche et que sa mère s’installe à son chevet, lui permet d’attirer l’attention sur elle mais toujours à côté, afin d’esquiver l’essentiel : « J’ai passé ma vie entière à éviter d’avouer pourquoi je pleurais tant. Trouver les mots pour ne pas revivre l’indicible. »

Ses parents n’ont pas senti sa détresse, et sa mère ne l’écoutait pas : elle mettait toujours la radio en fond sonore. Lorsqu’un soir, en voiture, elle tente de parler à son père de ses cinq années d’enfer au Conservatoire, il ne peut l’entendre et elle hésite à tout lui raconter en détail. Submergée par la honte, elle préfère banaliser pour le rassurer, puis se taire. Ensemble, ils termineront le trajet en écoutant Bach. Le silence va de pair avec la honte, et la musique vient à la place de l’indicible.

Son corps est brisé, comme mort. Détaché d’elle, il ne lui appartient plus. D’ailleurs, lui a-t-il jamais appartenu, puisqu’elle a été incapable de dire non ? Elle voudrait être comme ses amies, pouvoir tomber amoureuse et que son corps exulte. Mais c’est impossible. « Je désirais les hommes comme des objets scientifiques. Ma curiosité me poussait vers eux comme dans une expérience de laboratoire. Fermer les yeux, essayer et répéter l’acte à l’infini pour qu’il se passe enfin quelque chose. »

Il lui arrive de s’adresser directement au professeur qui a été son bourreau pendant cinq années : « Toi, tu n’en avais rien à faire de la conséquence de tes gestes. Ton plaisir immédiat était sans limite. Petite, enfant, gentille, innocente, cela t’importait peu pourvu que tu soulages ta soif. »

De la musique à l’écriture

Loin de rejeter la clarinette, elle était devenue une professionnelle ; elle jouait dans un groupe de jazz, avant d’abandonner soudain l’instrument après une rupture sentimentale. C’était pour elle une victoire que de se laisser aller à improviser, plutôt que de suivre aveuglément le tempo : « Parce que transgresser le tempo, c’est une caresse à l’oreille, un corps qui chaloupe et ne se soucie plus de cette mesure que mon professeur me faisait battre du pied. » Ses parents s’étonnent de cette décision, sans qu’elle puisse la justifier : « Je ne savais pas pourquoi j’arrêtais. Mais bizarrement, en rangeant ma clarinette, j’ouvrais ma boîte à secrets. J’ai pris du poids et les souvenirs ont refait surface. »

Pendant huit ans, elle n’a plus évoqué sa carrière de musicienne, c’était son jardin secret. « Un endroit préservé dont j’avais arrêté de parler de peur qu’on ne me l’enlève aussi. Lorsque j’ai rangé ma clarinette, je me suis juré de ne plus jamais m’attacher à rien. Je suis devenue une adepte du son dématérialisé, un disque dur vivant. »

De la musique elle se fait un habit qui vient envelopper le corps et en voiler l’obscénité. La musique est présente en elle, elle continue de jouer et de chanter dans sa tête, elle en conserve dans sa mémoire les tonalités et les subtilités. Au festival de jazz de Marciac, elle ressent une profonde jubilation à écouter les instrumentistes : c’est « comme si chaque note était un cri que j’expire en silence… J’en éprouve pleinement le jaillissement qui dépasse et devance la technique ».

La musique l’apaise et disperse les restes de souvenirs. « De temps en temps, comme une décharge, la musique me réveille. Me reconnecte. Me réconcilie. J’ose parler de plaisir. Le vivre. » C’est une renaissance du corps vivant, qui la ramène à l’enfant lumineuse qu’elle était auparavant : « J’étais un soleil lorsque des mains ont voulu m’étrangler. Joshua et ses mélodies illuminent et caressent mes ténèbres. J’avais juste éteint la lumière. »

La musique l’a sauvée de la honte, pas sans la psychanalyse et l’écriture. Pas sans l’amour d’un homme attentif à la femme qu’elle est devenue. Sa voix à la radio est écoutée, appréciée. Après la parution de son livre, elle s’est réconciliée avec la musique classique. Elle a pu accepter de mettre son talent et son enthousiasme au service d’une nouvelle émission qu’elle a créée, Musique Emoi.  

*Miller J.-A., « Note sur la honte », La Cause freudienne, n°54, juin 2003, p. 8.


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    Toutes les citations sont extraites du livre d’Elsa Boublil, Body blues, Un secret, Paris, L’iconoclaste, 2015.