Jacques Lacan affirme que « à prendre au sérieux le normal, […] c’est plutôt [la] norme male1Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 479.» ou norme mâle qui répond à la logique universaliste et uniformisante du pour tout x.
L’équivoque male/mâle introduite par Lacan met en évidence une dérégulation de la jouissance qui n’obéit pas à l’universalisation et introduit le pas-tout. La tentative de domination et de régulation par la norme mâle coutumière révèle un côté du « male », celui du décalage repéré ainsi par Jacques-Alain Miller : « le plaisir devient jouissance au moment où il déborde le savoir du corps, cesse de lui obéir2Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’expérience du réel dans la cure analytique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 2 juin 1999, inédit.». Bien que cette citation soit en rapport avec la dérégulation entre le corps-moi et le corps-jouissance qui donne lieu à un événement du corps ou symptôme, on peut aussi l’appliquer à certains moments de crise aiguë entre hommes et femmes.
« Qu’est-ce que tu fais ? J’exige de savoir ce que tu fais ! » crie une femme qui fait semblant d’être complètement ivre au moment où un homme essaie de la forcer à avoir une relation sexuelle. Ce fragment extrait du film Promising young woman3Promising Young Woman, réalisé par Emerald Fennell, 2021. illustre le côté radical de la vengeance chez une femme qui applique précisément la norme mâle. Il s’agit, dans ce film, de l’histoire de deux jeunes femmes étudiantes en médecine, amies depuis l’enfance. Au cours d’une fête étudiante, l’une d’elles, dans un état d’ébriété évident, se fait violer par un étudiant mâle-mal qui exploite la situation à son profit. Le viol individuel se transforme en viol collectif puis en spectacle filmé et diffusé. Bien qu’elle ait porté plainte auprès de différentes instances, cela reste sans suite et le violeur ainsi que les autres participants restent impunis. L’ensemble de cette situation la conduit à sa propre mort.
Dès lors, son amie abandonne ses études et met au point une vengeance. Elle consacre sa vie à détruire des hommes, à les punir, reproduisant intentionnellement la scène du crime à maintes reprises. Le jour, elle travaille dans un café et la nuit, elle se déguise en différents types de femmes pour aller à la chasse à l’homme en faisant semblant d’être en état d’ébriété, afin de révéler l’universalisme de la norme mâle et de sa permissivité sexuelle. La mise en scène met en relief ce moment où le plaisir devient jouissance, où la jouissance du corps n’obéit à aucune limite. Côté mâle, ce moment se manifeste par une tentative de domination du corps de la femme qui « invite » à exercer sur elle le supposé droit de virilité. Côté femme, ce moment révèle la surmoitié4Lacan J., « L’étourdit », op. cit., p. 468., cette jouissance mortifère féroce qui veut dominer, faire plier le mythe de la supériorité du mâle et punir de différentes manières tous ceux qui étaient impliqués dans ce viol, les étudiants tout autant que les autorités.
Le projet de notre héroïne consistait à forcer ceux qui avaient préféré fermer les yeux, à reconnaître un au-delà de la norme mâle, que Lacan a appelé l’hétérosexualité. « Disons hétérosexuel par définition, ce qui aime les femmes, quel que soit son sexe propre. […] à elles être promis d’un rapport qu’il n’y a pas.5Ibid., p. 467.» De cette citation on peut déduire qu’aimer une femme revient à faire place à la parole qui dit non, qui demande : « Mais qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce qui te donne le droit de domination et de permissivité ! » Reconnaître un rapport qu’il n’y a pas.
En dépit de l’élaboration d’un plan de vengeance, cette jeune fille finit par tomber amoureuse au point d’abandonner ce projet. Hélas, la vidéo du viol arrive entre ses mains et elle découvre que son partenaire était l’un des spectateurs du crime.
Comme Lacan le démontre : « Il n’y a pas d’assurance-amour, parce que ça serait l’assurance-haine aussi.6Ibid., p. 476.» La haine l’a conduite à appliquer son plan de vengeance jusqu’au bout, jusqu’à sa propre mort qui fait partie intégrante de sa vengeance.