*Le sous-titre est issu d’une citation de Jacques Lacan dans « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » ( Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 316).
Les psychanalystes, énonçait Lacan en 1966, « ont l’habitude de faire durer les séances quarante-cinq minutes, puis ils s’arrêtent. […] Je pense que l’analyste, au contraire, doit conserver sa liberté, entre autres choses pour faire une séance courte ou prolongée selon ce qui lui convient. […] C’est lui qui doit décider le pourquoi1Lacan J., « Conversación con Jacques Lacan », 1966, inédit, disponible sur internet. ». Les démêlés bien connus de Lacan avec les freudiens orthodoxes de l’IPA quant à sa pratique des séances à durée variable ou des séances courtes résultent ainsi de ce qu’il renvoie le terme de la séance du côté de ce qu’il nommera plus tard « l’acte analytique » et le « désir du psychanalyste ».
Ponctuer, scander, couper sont trois termes que Lacan emploie explicitement pour parler de l’arrêt de la séance et qui ont à voir avec l’usage de la temporalité en psychanalyse. À l’encontre du caractère obsessionnel avec lequel certains analystes respectent un standard, sans s’inquiéter d’ailleurs de ses variations historiques et géographiques2Cf. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 312. , Lacan décide d’user de la levée de la séance comme d’une corde supplémentaire à l’arc de la technique psychanalytique.
C’est comme pratique de la ponctuation que Lacan l’évoque dans son « Discours de Rome », puisque conformément au schéma de la communication, le sens d’une chaîne signifiante demeure ambigu et équivoque jusqu’à ce que la ponctuation en fixe le sens, qui ne peut être saisi que dans l’après-coup, une fois le point final posé. « Ainsi c’est une ponctuation heureuse qui donne son sens au discours du sujet. C’est pourquoi la suspension de la séance dont la technique actuelle fait une halte purement chronométrique et comme telle indifférente à la trame du discours, y joue le rôle d’une scansion qui a toute la valeur d’une intervention pour précipiter les moments concluants.3Ibid., p. 252. » Il n’est pas rare d’observer cette urgence à parler au moment où le terme de la séance approche et même lorsque celui-ci est fixé d’avance, il se trouve toujours repris dans les calculs et les stratégies du sujet – que ce soit au service de sa défense et de ses résistances, ou bien de sa hâte vers un dire authentique qu’il serait malencontreux d’interrompre pour des raisons de timing.
Certes, « l’inconscient demande du temps pour se révéler. […] Mais […] quelle est sa mesure ?4Ibid., p. 313. », s’interroge Lacan. La découpe du temps est affaire de discours, comme le rappelle le fait qu’après tout, le temps de la montre relève du discours de la science et de l’invention de l’horloge par Christian Huygens en 16595Cf. ibid. . L’avènement du discours capitaliste a joué aussi un grand rôle dans le triomphe de « l’univers de la précision6Ibid. » dont « le malaise de l’homme moderne [témoigne que ce ne fut pas] pour lui un facteur de libération7Ibid. ». Le temps commun supposé obéir au principe de réalité, la voix de la montre relèvent du discours du maître et de la mécanique aveugle du « temps du grand Autre8Miller J.-A., « La séance analytique », La Cause freudienne, no 46, octobre 2000, p. 14. », indifférents comme tels à la temporalité subjective.
Mais, comme le souligne Jacques-Alain Miller, nous ne saurions, en psychanalyse, « nous satisfaire de cette différence sommaire entre le subjectif et l’objectif9Ibid., p. 8. », l’interne et l’externe, même si elle a le mérite de dévoiler que le temps est chose complexe et stratifiée. Lacan a introduit un mode de dédoublement du temps qui lui est propre : le temps logique, qu’il distingue du temps empirique10Cf. ibid., p. 10. . Le temps logique subvertit l’atemporalité de la logique classique, en amenant « un nouveau type de conclusion logique, […] une conclusion intrinsèquement temporelle, liée à un acte11Ibid. ». Ainsi, Lacan subordonne le cadre de la séance aux nécessités de l’acte analytique et non l’inverse.
En se réglant sur le temps du sujet de l’inconscient, Lacan a insufflé un vent de liberté dans la pratique analytique qui confinait à la ritualisation mortifiante chez ses contemporains. La scansion a pour fonction d’aller au-delà de l’intention de signification consciente et moïque. Elle permet de couper court aux rationalisations ou à l’éventuel blabla de l’analysant, ou bien d’étirer la séance jusqu’à ce qu’enfin émerge une dissonance dans le discours bien lisse et huilé derrière lequel il se barricade. Par ses séances courtes, Lacan évoque non sans humour avoir « pu faire venir au jour chez tel sujet mâle, des fantasmes de grossesse anale avec le rêve de sa résolution par césarienne, dans un délai où autrement nous en aurions encore été à écouter ses spéculations sur l’art de Dostoïevski 12Lacan J., « Fonction et champ… », op. cit., p. 315. ». La séance brève pousse l’analysant à aller droit à l’essentiel, sans détours ni fioritures. Contrairement aux praticiens qui interprètent à tour de bras, cette technique « ne comporte en elle-même aucun danger d’aliénation du sujet » : « Car elle ne brise le discours que pour accoucher la parole13Ibid., p. 316. », dit joliment Lacan.
La séance ne doit pas être le lieu d’un évitement ni d’un contournement, mais doit servir à attraper au vol les formations de l’inconscient qui signent la position de jouissance du sujet. Il s’agit de rendre la séance affine et congruente à l’inconscient lui-même, qui ne se manifeste que de façon disruptive et pulsatile, par ouverture et fermeture, dans le battement d’une fente, comme Lacan le développa dans son Séminaire XI14Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973.. Le temps logique est par excellence un temps discontinu. Mais qu’y a-t-il à surprendre ainsi ? Ce qui fut d’abord marqué comme rencontre traumatique originaire. C’est pourquoi la séance analytique doit créer les conditions d’une nouvelle rencontre, afin d’épingler par surprise ce point si vite recouvert par les constructions de sens.
Aussi J.-A. Miller, dans son texte « L’interprétation à l’envers15Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », La Cause freudienne, n° 32, février 1996, p. 9-13. », crucial pour ces 53e Journées de l’École de la Cause freudienne, oppose-t-il deux modes d’interprétation auxquels il est possible d’associer deux modalités différentes d’interruption de la séance. Ou bien l’interprétation propose un savoir, un S2, qui s’ajoute au S1 initial pour lui donner sens, à l’instar de l’« inconscient interprète ». Ou bien l’acte analytique procède en sens contraire de l’inconscient, au-delà du principe de plaisir, et coupe la séance avant le bouclage de la signification. Cette autre voie, cette pratique post-interprétative, procède plutôt à la séparation de S1 et S2, et consiste « à retenir S2, à ne pas l’ajouter aux fins de cerner S1 [afin de] reconduire le sujet [à ses] signifiants proprement élémentaires16Ibid., p. 12. » sur lesquels son inconscient a élucubré. Là où la ponctuation comme point de capiton comportait encore une dimension sémantique, imbriquée dans le déploiement de la signification, cette praxis nouvelle use plutôt de la coupure comme de son arme principale. « Ou bien la séance est une unité sémantique, celle où S2 vient faire ponctuation à l’élaboration – délire au service du Nom-du-Père […]. Ou bien la séance analytique est une unité a-sémantique reconduisant le sujet à l’opacité de sa jouissance.17Ibid., p. 13. »
Le psychanalyste interrompt la séance afin d’isoler un S1 et de le faire résonner dans sa motérialité, dans sa dimension de trace de lalangue sur le corps. Il coupe dans l’inflation du sens afin d’empêcher le recouvrement du dire par les dits. Cette pratique doit bien sûr être modulée au cas par cas : en ce que les séances courtes impliquent une perte de jouissance, le psychanalyste tient compte de la logique singulière du sujet en analyse, ainsi que du transfert de chaque analysant. Mais notons qu’il peut être cliniquement pertinent d’en user aussi bien avec des sujets névrosés que psychotiques.
Paul Lemoine, en analyse avec le docteur Lacan, surpris par le changement de durée des séances, lui a un jour demandé : « pourquoi désormais, les séances sont-elles plus courtes ? » Ce à quoi Lacan lui a répondu : « c’est parce que je veux faire plus solide18François Leguil rapporte cette vignette dans son excellent article : Leguil F., « De la nature du consentement des analysants aux séances courtes », La Cause freudienne, no 46, op. cit., p. 54. » !
Il s’agit en effet dans l’analyse d’atteindre à la dureté et à la fixion d’un réel, en deçà des fictions charriées par la fuite du sens. Aussi, J.-A. Miller, dans « Le monologue de l’apparole », caractérise-t-il de façon lumineuse ce qui constitue la spécificité de l’interprétation psychanalytique relativement à tous les autres types d’interprétation : « L’interprétation analytique fait limite 19Miller J.-A., « Le monologue de l’apparole », La Cause freudienne, no 34, p. 17. ». Elle limite en particulier la jouissance autistique de la parole. En effet, elle est à concevoir comme butée plutôt que comme relance, du côté de l’écrit plutôt que de la parole, pointe vers l’impossible et s’assure non pas du sens, mais du réel 20Cf. ibid. . Cette éthique de la coupure est la seule façon d’échapper à l’analyse infinie et de pouvoir atteindre à une fin de l’analyse.