Étudier Se former > Les blogs des Journées de l'ECF > J50
J50 - Attentat sexuel, Orientation

La première fois

© AKOM
08/06/2020
Anaëlle Lebovits-Quenehen

Qu’est-ce qu’une première fois a de si particulier qu’on lui consacre ici une rubrique ?

1 – Nécessaire

Eh bien, disons que le seul fait qu’elle soit une première fois en fait une fois spécialement marquante, et presque littéralement marquante, même. Une première fois imprime sa marque sur la série qui s’en suivra, elle nous sera rappelée par les suivantes qui se coloreront d’elle. La première fois aura ainsi été décisive.

Mais, les premières fois ont elles-mêmes parfois la Stimmung de la première fois qui les précède toutes : de ce moment où un sujet venait au monde, et où d’autres l’y accueillaient, de travers toujours, mais avec plus ou moins de bonheur, de dignité, de surprise, de générosité ou de joie. Dans une première fois, il n’est pas rare qu’on retrouve les stigmates de la constellation signifiante qui entourait la venue au monde d’un corps parlant, telle qu’elle lui a été restituée en mots et en acte. Les premières fois sont à cet égard, toujours déjà inscrites dans une histoire, elle-même faite de mots et d’actes marquants. Si les premières fois se répercutent donc sur les suivantes, s’y répercutent aussi d’autres premières fois.

2 – Possible

Mais les premières fois sont aussi, par un autre tour, hors-histoire. Elles appartiennent à un temps suspendu comparable au passage du Rubicon par César. La première fois fait ainsi toujours événement ; et si elle ne fait pas événement, est-elle alors bien digne d’être considérée comme une première fois ? Ainsi, une fois passée cette fois-là, rien ne sera plus comme avant. Concernant la sexualité spécialement, il est à noter avec Freud, que la première fois constitue un franchissement spécifique dans la mesure où la sexualité est interdite durant l’enfance. Elle voit donc son statut changer avant la première fois en devenant permise, mais l’interdiction dont elle a été frappée laisse sur elle une empreinte. La première fois constitue en ce sens un double franchissement : celui inhérent à toute première fois, et celui par lequel un sujet s’empare d’une possibilité nouvelle, longtemps prohibée jusque-là. Freud fait l’hypothèse que si la virginité est taboue dans tant de traditions qui exigent des femmes spécialement1Mais souvent des hommes aussi bien. qu’elles restent vierges jusqu’au mariage, c’est que l’attachement au premier partenaire sexuel a quelque chose d’indépassable2Cf. Freud S., « Le tabou de la virginité », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p.66. qui tient à ce que c’est avec lui que ce franchissement s’accomplit. Celui avec lequel le tabou de la virginité est dépassé nous serait donc attaché, pour toujours et à jamais.

Le temps a passé depuis les considérations de Freud sur la chose, et rares sont les tabous qui résistent à l’époque, mais le tabou de la virginité, lui, perdure. Ainsi en dehors même des traditions qui le réaffirment avec fermeté, on voit par exemple la virginité des femmes se vendre des fortunes sur internet. Cette tentative de donner un prix à ce qui est littéralement hors-de-prix, nous confirme que même éloignée de la religion et de ses prescriptions, la virginité reste un tabou avec lequel chacun a à composer, fût-ce au prix de laisser cette virginité intacte.

Si la première fois constitue donc toujours un franchissement, notons par ailleurs que l’effraction de l’attentat sexuel vaut toujours première fois, en ce qu’elle crève l’écran du principe de réalité, s’y inscrit en faux et fait en ce sens lui aussi événement. L’attentat nous y ramène donc doublement, en ce que 1) son caractère intrusif fait événement et que 2) cet événement est appelé à se rappeler à notre souvenir dans d’autres circonstances. Quant à ces premières fois subjectivement et/ou objectivement prématurées – il faut lire François Regnault sur le sujet3Cf. Regnault F., Laissez-les grandir, Paris, Navarin, 2020. – on voit bien qu’elles constituent bien plutôt un triple franchissement puisque s’ajoute aux deux premiers celui de la transgression de l’interdit de la sexualité durant l’enfance.

3 – Impossible

Quand il s’agit que des corps se rencontrent, ajoutons que la première fois est encore un franchissement d’autant plus délicat qu’il tient au réel, dans l’exacte mesure où « il n’y a pas de rapport sexuel » (comme on le rappellera souvent durant la préparation de ces Journées). Rien ne prescrit aux corps parlants la bonne façon de faire, car loin d’eux l’instinct qui indique aux animaux où, quand et comment se rencontrer. L’impossible est là qui fait le cœur des relations charnelles entre les corps parlants. C’est sur fond de cet impossible que la rencontre des corps a lieu, et cet impossible aggrave, pour ainsi dire, la mauvaise rencontre qui peut venir traiter, ou plutôt boucher le trou dans le savoir que l’impossible impose en la matière.

4 – Contingent

La rencontre, elle, appartient en effet au domaine de la contingence, de ce qui aurait pu ne pas avoir lieu, et qui fait, au mieux, muter l’impossible en occasion. Quand cette occasion prend la forme de l’attentat, de l’atteinte à l’intégrité du corps et à la dignité du sujet, c’est sans doute d’autant plus traumatique que cette contingence, nous l’avons notée, laissera des traces, qui tendront éventuellement à se répéter, la pulsion de mort y concourant.

Mais plus déterminant encore : 1/ l’attentat écrase l’impossible sur l’impuissance, 2/ l’appréhension vivante que toute première fois suscite se meut en angoisse délétère, 3/ le franchissement du Rubicon y est laissé à l’initiative de l’Autre, et 4/ le traumatisme que tout saut dans l’inconnu constitue y devient un traumatisme au carré, l’heur s’y faisant heurt.

5 – L’amour et la dignité

Certains hommes tombant des nues lorsque d’anciennes « conquêtes » (ou ce qu’ils prennent pour telles) dénoncent leurs agissements passés assurent avoir jadis aimé ces femmes, comme si l’amour valait pour preuve des bons traitements qu’elles devaient avoir reçus. Mais justement, aimer et traiter dignement celui ou celle qu’on aime ne va pas de soi, pas plus d’ailleurs qu’aimer et obtenir de celui ou celle qu’on aime, qu’il (ou elle) nous traite dignement. L’amour peut bien être une colle assez infâme. C’est si souvent au nom de l’amour que d’aucun(e)s consentent à voir leur dignité égratignée, ou pire. Cette disjonction si communément observée entre l’amour et la dignité est aussi ce dont Lacan prend acte lorsqu’il affirme dans une proposition forte qu’une analyse rend l’amour plus digne – c’est souvent si opportun.

Interrogeons en ce sens le terme de « pédophilie » qui connote une affection spéciale avec la philia qui y est impliquée, alors que les enfants, ou trop jeunes adolescent(e)s, rencontrant le corps d’un autre qui les sexualise sans considération des tabous, vivent justement une première fois indigne.

Composer avec l’Autre en tant que tel, ou en faire, au contraire, l’objet de la mise en acte d’un délire, sont deux termes qui polarisent les rapports humains, et ce, avec un effet loupe dans le domaine de la sexualité, de la première à la dernière fois. Mais faire l’impasse sur la dignité est le plus sûr chemin pour que la première fois soit aussi, par quelques façons, la dernière.


  • 1
    Mais souvent des hommes aussi bien.
  • 2
    Cf. Freud S., « Le tabou de la virginité », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p.66.
  • 3
    Cf. Regnault F., Laissez-les grandir, Paris, Navarin, 2020.