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J53 , Orientation

« Le stade du bizarre »*

10/07/2023
Laure Naveau

* Le titre est une citation de Jacques-Alain Miller dans « Vous avez dit bizarre ? » (Quarto,         no 78, février 2003, p. 10.).

Dès son grand Écrit sur « La direction de la cure et les principes de son pouvoir1Cf. Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil 1966. », Lacan dénonce la confusion la plus totale qui règne dans la psychanalyse postfreudienne en se référant à l’article de Rudolph Loewenstein, où celui-ci tente de situer l’ego de la seconde topique freudienne pour pouvoir l’interpréter2Loewenstein R., « The problem of interpretation », The Psychanalytic Quaterly, vol. 20, 1951, p.1-14, trad. par Bande-Alcantud A. & Naveau L. pour la bibliothèque de l’ECF, 1996, commenté par L. Naveau, in « Du tact au mi-dire », La Cause freudienne, no 32, février 1996, p. 130-135.. Son approche de l’interprétation sur l’axe imaginaire et sur le versant du tout dire et tout expliquer, représente pour Lacan une véritable dévaluation de l’acte analytique.

Dix années plus tard, Lacan répond aux américains, à la Yale University : « L’interprétation n’est pas faite pour être comprise ; elle est faite pour produire des vagues. Donc il ne faut pas y aller avec de gros sabots. […] Il faut avoir été formé comme analyste.3Lacan J., « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines », Scilicet, n6/7, Paris, Seuil,      p. 35. »

La référence essentielle est ici celle qui oppose le réel lacanien comme impossible à cette idéologie imaginaire du bonheur qui promeut un moi fort, autonome, sans conflits, grâce aux interprétations de l’analyste. À l’opposé de cette promesse de bonheur à l’américaine, il est dit que nulle interprétation analytique de l’inconscient lacanien ne pourra abolir l’indécidable du choix du sujet divisé devant ce qui le cause.

C’est dans le contexte de cette dispute entre Lacan et les tenants de l’ego psychology, que Jacques-Alain Miller apporte sa pierre, en 1995, avec son article inaugural du virage fondamental donné au régime de l’interprétation, intitulé « L’interprétation à l’envers », qui commence par l’affirmation majeure selon laquelle « l’âge de l’interprétation est derrière nous4Cf. Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », La Cause freudienne, no 32, février 1996, p. 9-13. ». Il prolongera ce virage d’une conférence mémorable, donnée à la ville de Descartes (Touraine), en 1997, « Vous avez dit bizarre ?»5Cf. Miller J.-A., « Vous avez dit bizarre ? », op. cit. p. 6-17. 

En effet, le décalage essentiel, repris tout d’abord par J.-A. Miller pour situer l’inconscient entre ce que je dis et ce que je veux dire, entraîne cette conséquence radicale selon laquelle, « l’interprétation est l’inconscient même […] elle est incluse dans le concept même de l’inconscient6Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », op. cit., p. 9. ».

Remise en cause éminente du narcissisme des analystes, de leur acte, de leur dire : « c’est l’inconscient qui interprète. L’interprétation analytique vient en second7Ibid., p. 10. ». C’est-à-dire que l’analyste ne fait que prendre le relais de l’inconscient du patient. À cette nuance de taille près, précise J.-A. Miller, que lui, l’analyste, fait passer l’interprétation, de l’état sauvage où elle se trouve être dans l’inconscient, à l’état raisonné où il tente de la porter. Conséquence : « Toute la théorie de l’interprétation n’a jamais eu qu’un but – nous apprendre à parler comme l’inconscient.8Ibid. »

Pourtant, ajoute J.-A. Miller, l’inconscient s’offre aussi à être interprété, et c’est ce pourquoi il y a l’analyste. Ici réside un paradoxe, que vient résoudre ce fait selon lequel, entre chiffrage et déchiffrage de l’inconscient, c’est la satisfaction qui, à la fin, décide. Et ceci intègre ainsi la jouissance à la structure du langage, à la structure même du discours.

Nous entrons alors dans une autre dimension, celle de l’élaboration du savoir sur lalangue, au-delà de l’interprétation donc. Reste cependant une nouvelle énigme, qui reviendrait à savoir isoler le signifiant tout seul, en souffrance, sans plus tomber dans ce que J.-A. Miller appelle ici « le délire d’interprétation9Ibid., p. 11. » (ajouter S2 après S1 plutôt que de retenir S2). D’où sa proposition majeure : l’envers de l’interprétation consiste à cerner le signifiant comme un phénomène élémentaire du sujet, c’est-à-dire, à affamer le délire plutôt que de le nourrir, à reconduire le sujet à l’opacité de sa relation à lalangue, et à repérer la pratique post interprétative plutôt sur la coupure, la séparation, que sur la ponctuation.

Ainsi, de la perplexité au stade du bizarre, il n’y avait qu’un pas, que J.-A. Miller a franchi à Descartes, en qualifiant l’interprétation de « mode très particulier, et même bizarre, de la parole10Miller J.-A., « Vous avez dit bizarre ? », op. cit., p. 6. », en soulignant le caractère bizarre du psychanalyste lui-même au sein de la civilisation et, à la fin, en rappelant l’incidence sociale majeure de la psychanalyse, qui est en fait de l’ordre du malentendu.

Car la société a interprété la psychanalyse, elle l’a interprétée dans un sens qui peut se résumer à un slogan délétère : « tout dire fait du bien », offensant ainsi, mentionne J.-A. Miller, le domaine du sacré, et ajoutant à cette offense cette prophétie : « On va à toute berzingue vers le tout-dire, […] le complexe du tout-dire, [à-tire-larigot] dans la société de permission.11Ibid., p. 13. »

Or, ce qui aujourd’hui nous regarde dans le tout-dire analytique, et qu’il ne faut pas oublier, c’est que celui-ci vise à mettre à distance le sens commun, pour chercher le sens joui le plus particulier. Et donc, en conclusion de ce divertissement cartésien, J.-A. Miller donne cette indication selon laquelle La psychanalyse doit surfer avec la vague du tout-dire pour surnager, pour ne pas être engloutie12Ibid., p. 14..

Et le psychanalyste, s’il en est un, se doit alors, dans son acte même, de se tenir à distance de la position de jouissance qu’il pourrait trop avoir. Sa jouissance à lui doit se passer ailleurs, tel est le message que J.-A. Miller a apporté à Descartes. Ainsi, ajouterais-je, ce qui se transfère de l’analysant à l’analyste, est un désir, désir de l’analyste « averti » disait Lacan, désir de savoir, qui ne peut se dire tout, mais qui peut se mettre en logique, jusqu’à devenir une passe.

 

  • 1
    Cf. Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil 1966.
  • 2
    Loewenstein R., « The problem of interpretation », The Psychanalytic Quaterly, vol. 20, 1951, p.1-14, trad. par Bande-Alcantud A. & Naveau L. pour la bibliothèque de l’ECF, 1996, commenté par L. Naveau, in « Du tact au mi-dire », La Cause freudienne, no 32, février 1996, p. 130-135.
  • 3
    Lacan J., « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines », Scilicet, n6/7, Paris, Seuil,      p. 35.
  • 4
    Cf. Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », La Cause freudienne, no 32, février 1996, p. 9-13.
  • 5
    Cf. Miller J.-A., « Vous avez dit bizarre ? », op. cit. p. 6-17.
  • 6
    Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », op. cit., p. 9.
  • 7
    Ibid., p. 10.
  • 8
    Ibid.
  • 9
    Ibid., p. 11.
  • 10
    Miller J.-A., « Vous avez dit bizarre ? », op. cit., p. 6.
  • 11
    Ibid., p. 13.
  • 12
    Ibid., p. 14.