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J53 , Orientation

La parole comme pouvoir versus le pouvoir de la parole

09/10/2023
Clotilde Leguil

L’actuel climat de méfiance à l’égard de l’interprétation, l’attachement à la performativité d’un « je » déclarant son identité, ne révèlent-ils pas une inquiétude quant à la parole et à ses pouvoirs ? L’interprétation du dit semble être perçue comme une prise de pouvoir sur l’autre. L’analyste, en interprétant la parole, ne prend-il pas le pouvoir sur le patient ? Cette question, très profonde, est au coeur de l’enseignement de Lacan depuis le début. C’est aussi, sans nul doute, une des questions qui trouvera à être éclairée par les Journées de l’École de la Cause freudienne sur « Interpréter153e Journées de l’École de la Cause freudienne, « Interpréter, scander, ponctuer, couper », sous la dir. de Agnès Aflalo, 18/19 novembre 2023. ». Comment alors penser l’interprétation, sauver même la pratique de l’interprétation au XXIe siècle, de sorte qu’elle ne soit pas une prise de pouvoir sur le patient ?

Interpréter vs prendre le pouvoir

Dans sa « Conférence à Genève sur le symptôme » en 1975, Lacan rappelle que « le pouvoir ne repose jamais sur la force pure et simple. Le pouvoir est toujours un pouvoir lié à la parole2Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, no 95, avril 2017, p. 21. ». En reconnaissant que le pouvoir est toujours lié à la parole, et non pas seulement à la force, Lacan ne méconnaît pas la dérive possible de l’expérience de l’analyse vers une confrontation imaginaire entre le moi et l’autre. Il ne méconnaît pas que la parole peut exercer un pouvoir de suggestion, d’assujettissement, de soumission. Il ne méconnaît donc pas le risque que l’analyste insuffisamment analysé cherche à occuper une position de maître auprès de l’analysant. « Si on forme des analystes, c’est pour qu’il y ait des sujets tels que chez eux le moi soit absent. […] L’analyse doit viser au passage d’une vraie parole, qui joigne le sujet à un autre sujet, de l’autre côté du mur du langage. C’est la relation dernière du sujet à un Autre véritable, à l’Autre qui donne la réponse qu’on n’attend pas, qui définit le point terminal de l’analyse3Lacan J., Le Séminaire, livre ii, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1978, p. 287-288. » soulignait-il déjà en 1955. L’expérience de la psychanalyse suppose ainsi de pouvoir découvrir un rapport à sa propre parole et non pas de se soumettre à la parole d’un Autre.

L’interprétation à rebours de toute prise de pouvoir sur l’autre par la parole, doit porter la parole. Là est l’exigence éthique, celle du désir de l’analyste – non pas qu’il croie savoir à la place de l’analysant ce qu’il a à dire, mais qu’il puisse assumer un désir de savoir, qui suppose un consentement à sa propre ignorance. Ainsi, « L’inconscient se ferme en effet pour autant que l’analyste « ne porte plus la parole », parce qu’il sait déjà ou croit savoir ce qu’elle a à dire.4Lacan J., « Variantes de la cure-type », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 359. » Le psychanalyste qui croit savoir à l’avance ce que la parole a à dire est donc responsable de la fermeture de l’inconscient. Ce que Jacques-Alain Miller a nommé « un renoncement authentique au désir de pouvoir5Miller J.-A., Comment finissent les analyses, Paris, Navarin, 2022, p. 215. » est ainsi une condition de l’interprétation. Si l’analyste prend le pouvoir sur les paroles du patient, c’est qu’il ignore lui-même que c’est la parole qui a d’ores et déjà pris le pouvoir, et que c’est le verbe, en tant qu’inconscient, qui conduit le destin du sujet. L’interprétation ne vise pas à s’exercer comme pouvoir, mais à retrouver le pouvoir de la parole en tant qu’il est inaugural. Au commencement était le pouvoir de la parole. C’est ce renoncement au désir de pouvoir qui permet de retrouver l’impératif du verbe. Mais ce renoncement est l’effet chez l’analyste de sa propre expérience de l’analyse, de sa propre traversée des significations de son destin, de son consentement au manque et à la perte.

Interpréter, frayer la voie à une déprise

Ce qui a pris le pouvoir en nous, et cela avant même que nous soyons au monde, c’est donc la parole. C’est pourquoi l’expérience de l’analyse conduit à redécouvrir l’impératif du verbe, soit la dimension impérative du signifiant lui-même. Là est le glissement. Il est bien question de pouvoir, or ce pouvoir n’est pas celui de l’autre à qui l’on parle, mais celui de la parole en nous. La présence de l’analyste a alors à voir, non pas avec une prise de pouvoir, mais avec la possibilité de découvrir la dimension impérative du verbe chez celui qui parle. À l’envers d’une prise de pouvoir, il s’agit de frayer la voie à une déprise. Le renoncement à l’exercice de toute emprise et suggestion a pour effet de laisser être la parole, de la porter pour en même temps en faire chuter la dimension impérative.

Comment intervenir, être présent, couper, interpréter, de façon à produire cet effet de déprise ? C’est là l’enjeu de la présence de l’analyste. Celle-ci est donc corrélative d’une expérience de l’inconscient. C’est elle qui permet l’expérience ou y fait obstacle. Avançant toujours plus en direction d’une interprétation visant non plus le sens inconscient, mais la perte de jouissance, Lacan peut ainsi énoncer en 1964 « que la présence du psychanalyste est irréductible, comme témoin de cette perte6Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 116. ». Il nous faut donc un témoin, et le témoin n’est pas celui qui prend le pouvoir, mais celui qui atteste du réel. La perte ne se produit pas au grand jour, mais « dans une zone d’ombre7Ibid. ». Elle nous confronte à un point opaque dans notre propre parole. La présence de l’analyste a valeur d’éclairage. Elle fait la lumière sur ce qui se perd. Seule la coupure est à même de faire voir où se joue la perte.

Interpréter, accéder au malentendu

Mais, que l’interprétation porte la parole, signifie aussi qu’elle fraye la voie à l’opacité du dit. « L’obscurantisme propre à la parole8Lacan J., « Dissolution », Aux confins du Séminaire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Navarin, coll. La Divina, 2021, p. 67. », selon le mot choisi par Lacan en 1980, est aussi ce qui rend la présence de l’analyste nécessaire encore. En 1973, Lacan définit ainsi l’interprétation comme une traduction-articulation qui comporte toujours une perte. En effet, « il y a toujours une perte dans la traduction. Eh bien ce dont il s’agit, c’est, en effet, que l’on perde. On touche, n’est-ce pas, que cette perte, c’est le réel lui-même de l’inconscient, le réel même tout court. Le réel pour l’être parlant, c’est qu’il se perd quelque part, et où ? C’est là que Freud a mis l’accent, il se perd dans le rapport sexuel9Lacan J., « Le jouir de l’être parlant s’articule », La Cause du désir, no 101, mars 2019, p. 12. Ce texte reprend la déclaration de Lacan en juillet 1973 à France Culture, publiée initialement dans la revue Le Coq-Héron en 1974. L’enregistrement de cette émission est désormais accessible sur le site de Radio Lacan : https://www.radiolacan.com/fr/topic/213/2 ».

L’interprétation révèle en dernier ressort que « le verbe est inconscient – soit malentendu10Lacan J., « Dissolution », op. cit., p. 74. ». C’est en accédant à ce malentendu d’où je viens, à ce qui se perd dans le rapport sexuel, que je peux m’approcher du noyau de jouissance qui préside à mon rapport aux significations. Il est alors question dans la parole non plus de la signification, mais de la résonance, et c’est la fonction poétique qui « met en valeur la matière qui, dans le son, excède le sens11Laurent É., « L’interprétation : de l’écoute à l’écrit », La Cause du désir, no 108, juillet 2021, p. 59. », comme l’énonce Éric Laurent. Cette matière qui excède le sens est au niveau de la littéralité du dire qui fait résonner la jouissance. À rebours de toute prise de pouvoir, il est ainsi question jusqu’à la fin pour l’analyste de manier « la fonction poétique du langage12Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 322. », occupant cette place d’interprétant qui permet de frayer une voie vers l’indicible du noyau de jouissance.

 

  • 1
    53e Journées de l’École de la Cause freudienne, « Interpréter, scander, ponctuer, couper », sous la dir. de Agnès Aflalo, 18/19 novembre 2023.
  • 2
    Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, no 95, avril 2017, p. 21.
  • 3
    Lacan J., Le Séminaire, livre ii, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1978, p. 287-288.
  • 4
    Lacan J., « Variantes de la cure-type », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 359.
  • 5
    Miller J.-A., Comment finissent les analyses, Paris, Navarin, 2022, p. 215.
  • 6
    Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 116.
  • 7
    Ibid.
  • 8
    Lacan J., « Dissolution », Aux confins du Séminaire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Navarin, coll. La Divina, 2021, p. 67.
  • 9
    Lacan J., « Le jouir de l’être parlant s’articule », La Cause du désir, no 101, mars 2019, p. 12. Ce texte reprend la déclaration de Lacan en juillet 1973 à France Culture, publiée initialement dans la revue Le Coq-Héron en 1974. L’enregistrement de cette émission est désormais accessible sur le site de Radio Lacan : https://www.radiolacan.com/fr/topic/213/2
  • 10
    Lacan J., « Dissolution », op. cit., p. 74.
  • 11
    Laurent É., « L’interprétation : de l’écoute à l’écrit », La Cause du désir, no 108, juillet 2021, p. 59.
  • 12
    Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 322.