Sur Le sexe des Modernes, d’Éric Marty
« La norme a cessé d’être disciplinaire, comme Foucault l’envisageait auparavant, pour devenir strictement régulatrice.1Marty É., Le sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre, Seuil, coll. Fiction & Cie, mars 2021, p. 428.» De la norme comme instrument disciplinaire jusqu’à la norme comme potentialité affirmative de vie, tel est le parcours que propose Éric Marty dans le dernier chapitre de son livre, sur Le sexe des Modernes. Le dernier chapitre est consacré à « Michel Foucault, le post-Européen, La loi, la norme, le genre ». Il a particulièrement retenu mon attention.
La puissance conceptuelle de l’ouvrage d’É. Marty conduit à interroger le point où nous en sommes aujourd’hui, dans le rapport à la sexuation, à la norme et au vivant. Comme Jacques-Alain Miller a pu le dire dans le premier entretien qu’il a eu avec lui pour Lacan Quotidien2Miller J.-A., « Entretien sur le sexe des Modernes », Lacan Quotidien, no 927, 29 mars 2021, disponible en ligne., cet ouvrage manquait, nous manquait. É. Marty nous donne en effet une lecture tout à fait inédite du rapport de Judith Butler aux philosophes français dit de la French Theory, soit Roland Barthes, Jacques Derrida, Gilles Deleuze et enfin Michel Foucault. Ces références françaises, bien connues des littéraires et des philosophes, me sont apparues à travers cet ouvrage comme éclairées d’une façon nouvelle, depuis la grille de lecture proposée par É. Marty, celle de la pensée du Neutre et de la théorie du genre. Je vais me restreindre ici à ce qui concerne le poids affirmé par É. Marty de Michel Foucault dans l’élaboration de Judith Butler, car le dernier chapitre m’est apparu comme le point d’acmé du livre. Il y est question de la puissance de la théorie foucaldienne de la norme, et aussi du pouvoir selon Foucault, pouvoir qu’É. Marty nomme avec Lacan « un réel sans loi3Ibid., p. 426.».
L’activisme anti-normatif
L’affirmation d’É. Marty relisant M. Foucault (plus précisément Naissance de la biopolitique) sur le crépuscule de la norme disciplinaire et la venue au jour d’une norme régulatrice, est une thèse sur notre époque, une thèse sur notre rapport au sexe, au pouvoir et à la vie. C’est une thèse qui dévoile les termes dans lesquels se pose aujourd’hui la question du genre.
Le passage du régime de la loi à celui du régime des normes est un thème foucaldien central, qui permet de saisir en quel sens le monde dé-symbolisé destitue la loi et l’interdit, pour leur substituer les normes et leurs pluralités. En revanche, l’éloge des normes comme constitutives de la vie (en référence aussi à Georges Canguihlem) implique une nouvelle conception de la norme. La lecture proposée par É. Marty du projet foucaldien final et donc de la trajectoire de celui qui reste le grand inspirateur de Butler, est particulièrement éclairante sur cette question.
En effet, on a plutôt été habitué à souligner chez Foucault quelque chose de l’ordre d’un « activisme antinormatif4Ibid., p. 419.», soit d’une dénonciation des normes et de leurs effets d’exclusion. En ce sens, Foucault a pu faire de la psychanalyse une entreprise normative d’assujettissement5Cf. à ce sujet le doctorat de philosophie d’Aurélie Pfauwadel sous la direction de Jocelyn Benoist, « La psychanalyse lacanienne à l’envers des normes. Réponses à Michel Foucault ».. Pourtant cet activisme anti-normatif rejoint sans le savoir la posture du premier Lacan qui voyait dans l’egopsychology une déviation de la psychanalyse cherchant à normaliser les désirs au lieu de frayer une voie au désir. Lacan est donc lui aussi et dès le départ un activiste anti-normatif, qui fait de l’excentricité du désir le seul bien de l’existence.
C’est plutôt du côté de la psychothérapie empathique que la normalisation des sujets est à l’œuvre. On en a, à certains égards, une illustration dans la série américaine In Treament (En analyse), dont la version française d’Éric Toledano et Lionel Nakache « En thérapie » connaît un grand succès actuellement. Le psychanalyste plein d’empathie qui croit pouvoir comprendre ses patients depuis ses propres idéaux est aussi celui qui, à son insu, leur impose ses propres normes, et déchaîne alors à juste titre leur agressivité.
Lacan soulignait dès les années cinquante en quel sens l’expérience de l’analyse ne doit pas conduire à se soumettre aux idéaux du psychanalyste, mais à découvrir la valeur sacrée de la parole et le secret de son désir. L’analyste, qui croit savoir à la place du patient à quelles normes de vie l’autre devrait se soumettre, est celui qui endosse une position de maître et finalement assujettit le patient à ses valeurs de vie. On repère ainsi chez le premier Lacan, celui de la vérité et du désir, quelque chose comme un activisme anti-normatif depuis cette critique de l’américanisation de la psychanalyse, soit sa soumission à des normes d’adaptation à la réalité.
Une vie qui n’est plus harcelée par la mort ?
Mais qu’en est-il du renversement foucaldien à l’égard du pouvoir des normes, lu à la lumière du dernier Lacan ? Comme le montre É. Marty, l’essentiel de Foucault n’est pas dans cet activisme anti-normatif. Il est dans « l’hypothèse d’une société de la norme au détriment d’une société de la loi6Ibid., p. 419.», essentiel qui fait dire à l’auteur qu’on rencontre là un Foucault néo-libéral. Le dernier Foucault prône ainsi « un processus de complicité entre plaisir et pouvoir7Ibid.», qui ne conduit nullement à remettre en question le pouvoir, mais à donner le pouvoir à la vie. La question de l’exercice du pouvoir ne met alors plus en jeu les questions de l’obéissance, du consentement et de la violence, mais se formule comme lieu de nouvelles normes créatrices. Le Foucault néo-libéral prônant cette complicité entre plaisir et pouvoir est aussi un Foucault nietzschéen faisant de l’affirmation de la vie la seule norme qui vaille. Au sein de ce nouveau régime des normes, « le concept de pouvoir » est dissocié de « celui de domination8Ibid., p. 431.» et il ne s’agit plus de le critiquer mais d’apercevoir en quel sens le vivant engendre de nouvelles capacités de domination9Ibid., p. 415..
Comme le souligne É. Marty, « la vie, c’est ce qui ne connait pas le non10Ibid., p. 411.», ce qui n’est pas sans résonner avec la pulsion et ses exigences. Ainsi le sujet, le désir, le manque, le consentement ont disparu du monde des normes régulatrices. L’interdit fondateur de la civilisation selon Claude Lévi-Strauss, celui de la prohibition de l’inceste, est lui aussi considéré comme un mythe de l’ancien régime, celui de la loi. Au pays des normes régulatrices, des normes affirmatives de vie, il reste les plaisirs, comme « techniques de vie11Ibid., p. 376.», c’est-à-dire une vie qui n’est en somme plus harcelée par la mort.
Qu’en est-il chez le dernier Lacan ? La thèse d’une « biologie lacanienne12Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, n°44, 2000.» a été explorée et développée par J.-A. Miller, à partir de la conception de l’événement de corps. Au sein de cette biologie lacanienne, qui dirait quelque chose de la façon dont le parlêtre vit avec son corps, il n’y a pas que les plaisirs. Malheureusement, il y a aussi le rapport à la mort dans la vie, soit une vie qui est en effet harcelée par la pulsion de mort. Est-il possible de penser la sexualité en annulant l’événement qu’est pour tout corps parlant la rencontre avec cette expérience du traumatisme ?
Ainsi Lacan semble être passé plutôt du régime de la loi à celui du réel sans loi, celui qui se rencontre à travers le traumatisme qu’est pour chacun la percussion de la langue sur le corps. L’idée d’une violation de la langue par les effets de jouissance, développée récemment par É. Laurent13Laurent É., « Une vision du ruissellement de l’Un », La Cause freudienne, no 107, 2021., permet de penser ce dérangement auquel chacun a affaire dans son rapport au vivant, au sexe et finalement à la langue. Si Foucault nous permet de penser, au-delà de l’ordre symbolique, un régime des normes comme productrices de vie, Lacan nous permet de penser en deçà du symbolique un régime de la lettre comme trace de la violence faite à la langue par la jouissance. Le rapport à la vie reste donc harcelé par la pulsion. L’expérience de l’analyse et celle de la passe aussi, nous apprennent que c’est en consentant à déchiffrer les effets singuliers de la sexualité sur la langue que l’on parle, que l’on peut alors inventer un nouveau rapport à la vie.