Au cours de la remise des prix du festival de Cannes 2014 pour son film Mommy, Xavier Dolan rend hommage à un film qui a, dit-il, « déterminé sa vie et sa carrière ». La leçon de piano, de Jane Campion, est le premier film qu’il voit au cinéma. Il s’adresse ainsi à la réalisatrice : « Vous avez écrit des rôles pour des femmes magnifiques, avec une âme, de la volonté et de la force, pas des victimes, pas des objets. »
Jane Campion, première femme à obtenir la palme d’or pour La leçon de piano, en 1993, écrit en effet le rôle fascinant d’une femme qui se refuse à occuper la position de victime qui lui semble pourtant destinée. Le film se déroule en Écosse, au XIXe siècle. Mariée, sans avoir eu son mot à dire, à un riche propriétaire, Ada prend position : pas un mot ne sort de sa bouche. Elle est muette par choix. Son silence est sa révolte. Elle arrive, avec sa fille de huit ans, sur une île de Nouvelle Zélande où son futur mari, lorsqu’il l’accueille, refuse qu’elle garde auprès d’elle l’objet de sa passion, son objet précieux, son piano. C’est un déchirement. C’est ce piano qui sera, tout au long du film, le signifiant du désir. Un voisin illettré, Georges Baines, va tomber fou d’amour et de désir pour elle. Il récupère le piano. Il veut apprendre d’elle. Il veut qu’elle lui apprenne à jouer du piano. Puis, submergé de désir pour cette femme froide et silencieuse, il lui propose un marché : « Une visite pour une touche. » Touche par touche, elle pourra récupérer son piano à condition de consentir à être l’objet de son désir.
Qu’est-ce qui captive tant dans ce film et ne s’oublie pas ? Il y a le magnifique romanesque, influencé par les romans d’Emilie Brontë, l’interprétation impeccable, la façon de filmer sobre et calculée, qui donne au film sa tonalité dramatique. Mais il me semble que la vérité captivante qu’attrape Jane Campion dans ce film concerne un savoir insu intime : Ada n’est pas une femme fragile et sans défense. Elle est initiatrice de son fantasme. Ce film met en scène un fantasme féminin : celui d’être une femme marchandée, échangée, mutilée. Le piano vibre au son de la musique de son fantasme à elle : être l’objet du désir fou de ces deux hommes.
« L’appareil résonne, et il ne résonne pas à n’importe quoi. Si vous voulez, pour ne pas trop compliquer les choses, il ne résonne qu’à sa note, sa fréquence propre1Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 317. », indique Lacan dans le Séminaire X. La vibration, c’est le fantasme. L’oreille ne vibre que sur certaines fréquences. Pour Ada, la condition du désir, c’est le forçage.
Le désir de ces deux hommes s’exprime par forçage : mariée de force. Puis forcée à récupérer son piano « touche par touche ». Georges Baines la force à entrer dans la musique du désir. Et c’est justement ce qui lui plaît.
Il révèle le feu sous la glace. Il veut qu’elle lui donne l’objet central, l’objet a, qui est sa voix ; objet qu’elle se refuse à céder. Elle ne veut pas exposer ce qui est pour elle plus précieux que son piano : sa voix. Il lui fait découvrir que le refus de parler, c’est le refus du corps. Et qu’il y a dans cette position silencieuse une position mortifère, un refus du désir. « L’homme qui parle, le sujet dès qu’il parle, est déjà par cette parole impliqué dans son corps. La racine de la connaissance, c’est cet engagement dans le corps.2Ibid., p. 253.» Elle découvre qu’elle ne peut pas se cacher ce qu’elle éprouve dans son corps.
Dans un acting out final tragique, Ada se déleste du poids mortifère de ce fantasme d’être une femme muette, une femme qui échapperait à la castration en ne cédant pas l’objet voix.
Dans un geste de survie, elle s’arrache à la passion du silence que le son du piano recouvrait, en abandonnant l’instrument au fond des mers. C’est un moment d’insight où l’on peut penser qu’elle aperçoit ceci : « Tu as ta raison d’être, et cette raison d’être c’est ton être comme objet a, comme cause du désir.3Miller J.-A., « La passion du névrosé », La Cause du Désir, n°93, août 2016, p. 121.»