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J44 - Être mère, Sublimations

La Mère et son « petit tas d’ordures »

© J. Fournier. Photo P. Metz.
31/08/2014
Hervé Castanet

L’une des grandes présences de la mère dans le théâtre contemporain est assurément le personnage de la Mère dans Les Paravents, de Jean Genet, auquel Maria Casarès, en 1966 au théâtre de l’Odéon dans la mise en scène de Roger Blin, prêta sa voix et son corps. Notre auteur prévient : « Les pièces habituellement, dit-on, auraient un sens : pas celle-ci. C’est une fête dont les éléments sont disparates, elle n’est la célébration de rien. » Mais ce rien justement a son poids, son efficience. C’est un rien actif, décidé : « Le fumier et les insultes sont nécessaires. »

Le tas d’ordure

Les costumes indiquant la misère de la Mère « seront somptueux […] : de longues rides mauves, très nombreuses comme une toile d’araignée sur la figure ». Elle est le rebut, le déchet d’une société. Laide, sale, puante de pourriture, elle est de la « racaille », dit Genet. Écoutons les mots de la Mère : « Il y a dans chaque village un petit terrain qui pue et qu’on appelle la décharge publique […]. C’est là qu’on empile toutes les ordures du pays. Chaque décharge a son odeur […] dans mes narines, il reste encore l’odeur de nos poubelles […] que j’ai reniflée toute ma vie et c’est elle qui me composera ici quand je serai tout à fait morte et j’ai bien l’espoir de pourrir aussi la mort… Je veux que ce soit ma pourriture qui pourrisse mon pays… »

À une autre occasion, elle clame : « je me nourris de ce qui pourrit sous la terre… ». Comme lui dit une femme arabe du village : « Je sais que tu es à tu et à toi avec ce qui n’a plus de nom sur la terre. » Son rôle sera de détruire : « Qu’elle dévaste ! Qu’elle dévaste », voilà la place qu’on lui reconnaît. La Mère a un fils, Saïd qui est tellement pauvre qu’il n’a pu épouser que Leïla, « la plus laide femme du pays d’à côté et de tous les pays d’alentour ». Elle est si laide qu’elle porte en permanence une cagoule noire. À cette laideur, cette misère, cet insupportable, Saïd ne se résigne pas – il en fait son destin : « Saïd : Tu n’as plus rien à craindre. Leïla : Si. Un bout de miroir. Leïla sort un peigne et veut se peigner. Saïd, en colère : N’y touche pas ! (il arrache le peigne des mains de Leïla et le casse) Je veux que le soleil, que l’alfa, que les pierres, que le sable, que le vent, que la trace de nos pieds se retournent pour voir passer la femme la plus laide du monde et la moins chère : ma femme. Et je ne veux plus que tu torches tes yeux, ni ta bave, ni que tu te mouches, ni que tu te laves. » Et Leïla de lui répondre : « Je t’obéirai […] Mais moi, je veux – c’est ma laideur gagnée heure par heure, qui parle […] – que tu cesses de regarder en arrière […]. Je sais où nous allons, Saïd, et pourquoi nous y allons. »

Voilà présentés les trois personnages qui constituent la famille des Orties. Car la Mère est un peu sorcière de la race des orties. Orties […] j’appartiens, dit la mère – par les filles peut-être, et Saïd par moi – à la famille des Orties. Près des ruines, mêlés aux tessons, leurs buissons étaient ma cruauté, ma méchanceté hypocrite que je gardais, une main derrière mon dos pour blesser le monde. […] Ce qui est méchant dans le monde végétal m’était gagné. » Mais c’est la guerre — et Saïd sera voleur et surtout traître : il dénoncera les fellagas aux autorités françaises : Saïd, Leïla et la Mère « viennent de défier l’abjection ». Voilà où porte la pièce : c’est à partir de ce rien que quelque chose est possible. Comme le clame une vieille femme : « Mon petit tas d’ordures, puisque c’est lui qui nous inspire. » C’est ce petit tas d’ordures que les Figures, les images, les reflets – soit les personnages qui incarnent des fonctions, des places (le général, le propriétaire terrien, l’Anglais, l’Allemand, etc.) – recouvrent d’un masque. C’est la guerre – on tue, on pille, on brûle, on viole – et il n’y a plus de rivages tranquilles. Voilà où ira Saïd accompagné de Leïla : reflets, images et Figures explosent minés par ce petit tas d’ordures qu’ils cachent et tentent d’annuler. « [Tu] n’es que mon malheur, dit Saïd à Leïla. À moins qu’en parlant de moi et de mon malheur, je dise nous. Eh bien, je vais et ça doit être loin, au pays du monstre. » Le petit pas d’ordures sert à rappeler qu’il est l’inassimilable. La Mère, comme Saïd et Leila, résiste à toute récupération. L’abjection, si présente dans Les Paravents, doit être comprise de cette façon : elle objecte au même, à l’assimilation ; elle est refus de l’identification, de la soumission à unTu es ceci ou cela venu de l’Autre.

Le rire et la mort

La famille des Orties sera cette cause, ce ressort qui fait surgir le monstre, le découvre et le nourrit : toujours plus de malheur – que le petit tas d’ordures produise, enfin, toutes ses conséquences ! Ce sont ces effets que la pièce montre chez les colons, les militaires et les Arabes eux-mêmes : « On avait toutes la chair de poule, à savoir que sa sainte famille s’enfonçait dans la pourriture […]. Et, encore maintenant, ce qu’il me reste de peau et d’os a la chair de poule. Les seigneurs d’autrefois le diront aux seigneurs d’aujourd’hui que rien ne doit être protégé comme un petit tas d’ordures. Que personne ne jette jamais toutes ses balayures […]. Et si un jour le soleil tombait en pluie d’or sur notre monde, on ne sait jamais, réservez dans un coin, un petit tas de boue ».

Dans cette pièce les morts parlent, c’est-à-dire qu’après être morts – tués durant la guerre – ils continuent sur scène à parler – à se parler entre eux. « Oh ! je t’en prie, laisse-moi m’évanouir tout à fait […]. Je fonds […] je suis fondu », crie un mort à la Mère qui, elle aussi morte, s’évertue à titiller, ceux qui sont passés de l’autre côté, à se souvenir de leur « tas d’ordures ». Car la Mère, c’est le rire. En s’adressant à la lune, elle dit : « Je suis le Rire. Salut ! Mais pas n’importe lequel : celui qui apparaît quand tout va mal. » Elle est le rire qui réveille et glace ceux qui l’entendent.

À la fin du seizième et dernier tableau, la quasi totalité des personnages est sur la scène : il y a les morts et les vivants. Les morts attendent Saïd, les vivants veulent encore le garder. Car Saïd est devenu la cause de tout ce qui advient, il est le mal qui ravage et détruit les images et les reflets où chacun tente de trouver une réalité imaginaire d’être. « Pour Saïd, on va s’en servir… On embaume tes misères, tes chieries […]. Il faut, allez, vite embaumer tes chieries. Que rien ne se perde ». Saïd sera-t-il le Héros de la cause arabe et de la révolution ? « [V]ous n’allez pas démolir notre trésor […]. C’est par lui qu’on respire […] autant crever tout de suite. » Mais un combattant tire : Saïd est touché – il est mort. Et les morts l’attendent, il va changer de côté, franchir la paroi de ce miroir invisible. Peine perdue : « La mère : Saïd ! il n’y a plus qu’à l’attendre […]. Un personnage : Pas la peine. Pas plus que Leïla, il ne reviendra. La mère : Alors, où il est ? Dans une chanson ? »

C’est l’ultime réplique de la pièce. Désormais seulement une voix le portera comme cette cause sans non et sans son qui fait chanter un peuple.

Dans Les paravents, c’est au feu de ce trou, cet impossible de toute figuration, cet impossible de tout dire, que les images de l’idéal du moi sont passées. Rien n’y résiste – tout lecteur ou spectateur butera sur son propre petit tas d’ordure sans nom ni image. Telle est donc l’une des leçons du théâtre de Genet : « que le mal sur la scène explose, nous montre nus nous laisse hagards […] n’ayant de recours qu’en nous […] l’œuvre sera une explosion active. » Voilà ce qu’incarne la Mère – un réel sans loi, un réel dévastateur des semblants.