« L’amour ! Il l’emplissait depuis deux années de l’anxiété croissante de son approche. Maintenant elle était libre d’aimer ; elle n’avait plus qu’à le rencontrer, lui !1Maupassant G. (de), Une Vie, Gallimard, 1974, p. 39.» À dix-sept ans, et à peine sortie du couvent où ses éducatrices se sont vouées à la garder « ignorante des choses humaines2Ibid., p. 28.», Jeanne rêve de rencontre. Ceux qui ont lu le roman de Guy de Maupassant dont elle est l’héroïne, savent que cette rencontre aura lieu et qu’elle sera désastreuse. Ceux qui n’en connaissent que les premières pages s’en doutent car principes innocents et heureuse fortune n’ont jamais fait bon ménage. Jeanne fera donc seule l’amère expérience du mariage, ce « trou sans bord3Ibid., p. 143.» dans lequel elle va sombrer corps et âme. La rencontre donc, quand elle adviendra, se révélera mauvaise. Notons que c’est là presque un pléonasme tant il arrive que le terme entraîne dans son sillage la notion – en plus de celle de hasard et de première fois – d’une négative potentialité. À croire que la rencontre conserve aussi pour nous les traces du combat singulier non prémédité qu’elle désignait au Moyen-Âge.
Entre Jeanne et Julien, tout, semble-t-il, avait bien commencé : une promenade en canot jusqu’à Étretat, des confidences échangées, un dégoût du monde partagé, autant de promesses d’un accord parfait. Sauf que la jeune aristocrate appétissante – elle est à la fois belle et bien dotée – découvrira trop tard que derrière les manières de son charmant vicomte se cache une nature grossière, avare et infidèle. Première étape de ce déniaisement, sa nuit de noces, l’une des scènes les plus fortes du roman, « véritable scène de viol où se manifeste à plein l’inégalité de l’homme et de la femme dans le droit au plaisir4Fermigier A., Préface à : Maupassant G. (de), Une Vie, op. cit., p. 17.». La rencontre des corps se vit comme un affrontement cruel entre une jeune femme peu éclairée sur les choses de la vie et un mari sûr de son droit.
Or cette scène, qui a manifestement pour Maupassant valeur d’exemple, va bien au-delà de la rencontre imaginaire des corps et annonce, à sa manière, le célèbre aphorisme lacanien, « il n’y a pas de rapport sexuel5Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 226.». Car Maupassant y fait bien plus que dénoncer une mauvaise rencontre (ce que le viol est indubitablement) : il indique déjà à sa façon combien, chez l’être parlant, il n’y a pas lieu de cultiver l’espoir d’une fusion des corps, que ceux-ci ont beau être l’un tout contre l’autre, la jouissance de l’homme et celle de la femme ne se rencontrent pas organiquement. Dans ce cas, c’est donc bien le contre, mais au sens de contraire qu’il convient de retenir de la rencontre.
Lacan, répondant à Françoise Dolto qui l’interrogeait sur les stades formateurs de la libido le 12 février 1964, le dira sans ambages, « la mauvaise rencontre centrale est au niveau du sexuel6Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 62.». Contrairement à ce que nous promettaient les egopsychologists en s’appuyant sur la théorie des stades, l’amour génital n’est pas au bout du chemin. Il n’y a pas de happy end à l’analyse, point de pastorale analytique, point d’harmonie qui vaille. Ainsi, la bonne rencontre d’Étretat entre Jeanne et Julien n’est qu’une illusion, vaine promesse d’un rapport qui pourtant ne peut s’écrire. L’ « empathie ne se produit pas [ et c’est bien pour cette raison, dira Lacan, ] qu’on parle de trauma7Ibid». Si la rencontre du sexuel est toujours traumatique, elle l’est de ne pouvoir se dire. Ce trauma, en tant qu’il fait trou dans le langage, est fondamental. C’est lui qui fait dire à Jeanne que le mariage est un trou sans bord. Lacan, quant à lui, parlera de troumatisme8Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », séance du 19 février 1974, inédit.
C’est donc bien une mauvaise rencontre au sens où l’entendra Lacan qu’expose Maupassant : bien plus que le face-à-face désespéré de corps voués à mal se rencontrer, l’auteur met en évidence un non-rapport de parole fondamental entre ses héros. Jeanne épouse Julien sur un malentendu – comme sa bonne (qu’il séduira) elle le trouve « gentil9Maupassant G. (de), Une Vie, op. cit, p. 143.» – , mais le malentendu s’enracine dans les vœux mêmes qu’ils viennent d’échanger : « Vous ne voulez donc point être ma petite femme ?10Ibid., p. 83.», demande Julien à Jeanne qui s’est blottie loin de lui au fond de son lit. « Est-ce que je ne la suis pas ?11Ibid., p. 83.» répond l’innocente. « Mais non ma chère, voyons, ne vous moquez pas de moi12Ibid., p. 84.», rétorque le mari agacé. Une fois l’acte consommé, « désespérée jusqu’au fond de son âme, dans la désillusion d’une ivresse rêvée si différente, d’une chère attente détruite, d’une félicité crevée13Ibid., p. 84.», Jeanne comprendra que « ce qu’il appelle être sa femme, c’est cela ! c’est cela !14Ibid., p. 84.» C’est donc la promesse d’un accord symbolique entre l’homme et la femme que cette nuit de noces vient annuler. Jeanne y croyait et voilà qu’elle fait l’expérience du malentendu fondamental qui règne dans la langue. Le symbolique échoue à produire une quelconque harmonie car, comme le dit Jacques-Alain Miller, « il n’y a aucun rapport sexuel qu’un Tu es ma femme puisse surmonter15Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La clinique lacanienne », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 9 décembre 1981, inédit.».
Le désaccord règne donc, sur les corps et dans la langue. Telle est « l’humble vérité » que Maupassant avait placée en épigraphe de son roman et dont Jeanne fait la (mauvaise) rencontre. Cette humble vérité, à la rencontre de laquelle la psychanalyse nous convoque, Lacan la nommera autrement au Moment de conclure : « J’ai énoncé – en le mettant au présent – qu’il n’y a pas de rapport sexuel. C’est le fondement de la psychanalyse. Tout au moins me suis-je permis de le dire.16Lacan J., Le Séminaire, livre XXV, « Le Moment de conclure », leçon du 11 avril 1978, inédit.»