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J50 - Attentat sexuel, Sublimations

La Maison

ou La vérité mise à nu par Emma Becker

© AKOM
22/09/2020
Monique Amirault

Avec La Maison1Becker E., La Maison, Flammarion, août 2019. Sélectionné pour les prix Renaudot et Flore, La Maison a remporté le prix des étudiants France Culture-Télérama., livre écrit à la suite de l’expérience de deux années de travail dans un bordel berlinois, Emma Becker met à mal les idées reçues sur la prostitution, au-delà de toute idéologie. C’est bien ce qui lui est reproché par certains mouvements féministes qui vont jusqu’à demander l’interdiction de sa venue à l’université Grenoble-Alpes lorsqu’elle doit y présenter son livre.

Les bras lui en tombent. « C’est une époque compliquée pour avoir des opinions. Je ne suis pas militante et je le deviens par la force des choses. Oui, je suis à côté de celles qui font ce boulot.2Lelièvre M.-D., « Le portrait : Emma Becker, border line », Le nouveau magazine littéraire, février 2020.» Car elle refuse que celles qui exercent ce travail soient considérées comme des parias, des victimes, des pauvres filles. « Y compris par les féministes : tant qu’il s’agit de les sauver, tout va bien, mais si elles expliquent qu’elles n’en sortent pas défaites, elles deviennent des ennemies à abattre.3Entretien avec Emma Becker : « Foutez la paix aux putes ! », lepoint.fr, 23 décembre 2019.»

Le témoignage d’E. Becker éclaire, dans ce qui est un objet littéraire remarquablement écrit et construit, le champ du rapport sexuel comme impossible et la dissymétrie irréductible entre l’homme et la femme. C’est dans le monde caché, légalisé ou interdit, toujours honteux, de la prostitution, que l’auteure va chercher réponse à ce qui est d’abord sa quête propre. « J’ai toujours cru que j’écrivais sur les hommes. Avant de m’apercevoir que je n’écris que sur les femmes. Sur le fait d’en être une. Écrire sur les putes, qui sont payées pour être des femmes, qui sont vraiment des femmes, qui ne sont que ça ; écrire sur la nudité absolue de cette condition, c’est comme examiner mon sexe sous un microscope.4Présentation de La Maison par l’éditeur.»

Cette curiosité gourmande pour le sexe et ses énigmes est présente dès son jeune âge. Dans son premier roman, Mr, elle traite de sa liaison avec un homme, père de famille nombreuse, « le genre de magnifique salopard dont toutes les femmes tombent amoureuses.5Lelièvre M.-D., « Emma Becker, elle a joué au docteur », Libération, 24 janvier 2011.» « J’ai été une toute jeune nana et je sais à quel point on est flattée par l’attention des hommes plus vieux et à quel point on est tentée de se laisser faire bravement parce qu’on pense que c’est ça une sexualité adulte.6Lelièvre M.-D., « Le portrait : Emma Becker, border line », op. cit.»

Elle se libère d’une autre liaison délétère en allant s’installer à Berlin où vivent ses deux sœurs, « persuadée de trouver là, dans cette ville, des gens qui lui ressembleraient.7Becker E., La Maisonop. cit., p. 23.» Car pour elle, la vie sexuelle et amoureuse n’est pas simple. « J’ai passé tant d’années à intellectualiser le désir, la chair en général […] C’est sans doute la raison pour laquelle j’ai continué, je continue encore à baiser, imaginant que la solution, contre toute attente, se trouvera là.8Ibid., p. 22.» Son corps se prête à une mascarade sexuelle mais elle fait aussi l’expérience d’un corps qui éveille le désir des hommes qu’elle rencontre, un corps qui les fait jouir. « Est-ce que ce n’est pas une sorte de miracle en soi ? Toi, un corps ? Un corps qui fait jouir ?! Tonnerre !9Ibid., p. 23.»

Elle découvre une façon de vivre sa sexualité sans tabou dans les clubs de la nuit berlinoise. Mais son « havre de paix » est un banc d’où elle observe, la nuit venue, « le trottoir pris d’assaut par ces légions de filles en cuissardes et sanglées de bananes. […] je pense chaque fois, voilà des femmes qui sont vraiment des femmes, qui ne sont vraiment que ça. […] Et je me demande, de fait, ce qui peut bien se passer dans la tête d’une pute, comment est bâti son ego, son appréciation d’elle-même.10Ibid.» Qu’est-ce qu’une femme ? est sa question, elle qui se sent si peu femme, à qui il manque « des décennies de sophistication acquise sous le joug du désir masculin11Ibid., p. 28.».

Très vite elle réalise qu’une expérience aussi intime que celle des « putes », ne s’atteint pas de l’extérieur, qu’il faut la vivre. Depuis ses lectures d’adolescente, E. Becker a gardé un vieux fantasme : faire commerce de son corps. Loin de ses parents, dans un pays où la prostitution est légale, c’est ce qu’elle va réaliser pendant plus de deux ans. 

C’est à La Maison qu’elle est accueillie à la suite d’une malheureuse expérience au « Manège », un endroit glauque d’où elle parvient à s’enfuir au bout de deux semaines.

On a reproché à E. Becker de faire l’apologie de la prostitution. « Si c’est une apologie, c’est celle de “la Maison”, celle des femmes qui y travaillaient, celle de la bienveillance. On n’écrit pas assez de livres sur le soin que les gens prennent de leurs semblables.12Ibid., p. 299.»

Dans le livre, chaque chapitre est construit comme une petite nouvelle autour de ces rencontres improbables, étonnantes ou répétitives, saugrenues, tristes, touchantes, drôles – « Ah l’humour au bordel ! » – jamais sordides, car le client qui ne se conduirait pas bien, ne respecterait pas le règlement, se verrait la porte fermée par la Hausdame qui veille et protège les filles. Ici ce sont elles qui apparaissent comme les maîtresses. On y découvre la « famille » qu’elles forment, le lien de tendre sororité que permet, dans la proximité des corps, un bordel bien tenu. Emma, qui officie sous le pseudonyme de Justine, se « goinfre d’images » avec, en filigrane, le livre qui s’écrit où elle définira le bordel comme « la part d’humilité inexorable de la société, l’homme et la femme réduits à leur plus stricte vérité13Ibid., p. 356. ».

Elle y a beaucoup appris. Irritée par les attaques dont elle est l’objet de la part de mouvements militants s’arrogeant le droit de penser au nom de toutes les femmes, elle ne mâche pas ses mots : « Dire qu’il n’y a pas de différence entre le désir d’un homme et celui d’une femme est un aveuglement et une connerie. […] La prostitution n’est jamais qu’une exacerbation des rapports entre les hommes et les femmes.14Entretien au Pointlepoint.frop.cit.»

Cette expérience, pour elle, n’a pas débouché sur une haine des hommes. « Ça demande beaucoup de courage aussi d’être un homme aujourd’hui. […] Je m’attendais à avoir pour clients des pervers, des sales types, mais j’ai rencontré beaucoup d’hommes mariés et de jeunes mecs célibataires […] qui se disaient que c’était plus simple de payer. 15Ibid.» Et elle ne les a que très rarement méprisés ou haïs. « Ces mecs ne sont pas plus pathétiques que moi. C’est moi que je cherchais dans leurs yeux, alors qu’eux ne cherchaient qu’à satisfaire une démangeaison physique.16Becker E., La Maisonop. cit., p. 300.» Et ce n’est pas au bordel qu’elle dit avoir vécu ses pires expériences, que « ce n’est pas au bordel que les dynamiques de pouvoir entre hommes et femmes deviennent injurieuses, c’est dans la vie réelle.17Entretien au Pointlepoint.frop. cit.» Le bordel, c’est plutôt « la polygamie à portée de l’honnête citoyen18Emma Becker : « J’ai écrit “La Maison” pour faire des putes des héroïnes », Le Mag du Monde, 23 décembre 2019.» et « avec un peu de pragmatisme on pourrait dire que les putes sont les Uber-maîtresses pour couples bourgeois.19Becker E., La Maisonop. cit., p. 354.»

À La Maison, chacune a le souci de bien faire son travail. Et le choix est assez vaste pour s’adapter « aux formes éternellement mouvantes du fantasme masculin ». Sans compter « avec ce supplément d’âme des femmes, capables d’être à la fois ici et là, qui confinait à la magie20Ibid., p. 346.».

E. Becker a été heureuse à La Maison. « J’ai passé deux ans à me demander d’où venait cette bouffée de joie en sortant du métro les jours où il faisait si beau que les vitres des immeubles au loin, encerclant la Maison, m’aveuglaient en renvoyant le soleil. J’ai passé deux ans à m’émerveiller d’avoir ce port de tête princier, lorsque je croisais mon reflet dans les vitrines des magasins, de sentir mon corps si léger, de voir le monde si paisible et si plein de promesses.21Ibid., p. 298.»

La Maison a été fermée, au profit sans doute d’un commerce plus commun, d’un immeuble anonyme, dans ce quartier joyeux, entre le café, la boulangerie, l’église et l’école.

« Où va l’âme des endroits qui ont été si violemment habités ?22Ibid., p. 77.»


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    Becker E., La Maison, Flammarion, août 2019. Sélectionné pour les prix Renaudot et Flore, La Maison a remporté le prix des étudiants France Culture-Télérama.
  • 2
    Lelièvre M.-D., « Le portrait : Emma Becker, border line », Le nouveau magazine littéraire, février 2020.
  • 3
    Entretien avec Emma Becker : « Foutez la paix aux putes ! », lepoint.fr, 23 décembre 2019.
  • 4
    Présentation de La Maison par l’éditeur.
  • 5
    Lelièvre M.-D., « Emma Becker, elle a joué au docteur », Libération, 24 janvier 2011.
  • 6
    Lelièvre M.-D., « Le portrait : Emma Becker, border line », op. cit.
  • 7
    Becker E., La Maisonop. cit., p. 23.
  • 8
    Ibid., p. 22.
  • 9
    Ibid., p. 23.
  • 10
    Ibid.
  • 11
    Ibid., p. 28.
  • 12
    Ibid., p. 299.
  • 13
    Ibid., p. 356. 
  • 14
    Entretien au Pointlepoint.frop.cit.
  • 15
    Ibid.
  • 16
    Becker E., La Maisonop. cit., p. 300.
  • 17
    Entretien au Pointlepoint.frop. cit.
  • 18
    Emma Becker : « J’ai écrit “La Maison” pour faire des putes des héroïnes », Le Mag du Monde, 23 décembre 2019.
  • 19
    Becker E., La Maisonop. cit., p. 354.
  • 20
    Ibid., p. 346.
  • 21
    Ibid., p. 298.
  • 22
    Ibid., p. 77.