Étudier Se former > Les blogs des Journées de l'ECF > J53
J53 , Orientation

« La forme de la coupure »

25/09/2023
Sophie Gayard

Interpréter, scander, ponctuer, couper : ce sont donc quatre verbes, tous verbes d’action, qui font le titre de nos prochaines Journées1Intervention lors de la soirée interrégionale de l’ACF et de L’Envers de Paris « Vers les J53  », préparatoire aux 53e Journées de l’École de la Cause freudienne, le 13 juin 2023.. Ils déclinent un programme qui promet de réveiller : « Action ! », comme on dit, « Moteur ! » Car si, au cours d’une analyse, on interprète, on scande, on ponctue, on coupe, alors peu de chance de s’endormir ! 

J’ai choisi de me pencher sur le dernier de la série : couper. 

À quelle condition ces quatre actions portent-elles ? Au fait que l’action s’élève au rang d’acte, l’acte analytique. Et sur quoi portent-elles ? Sur le discours analysant conçu alors comme matière où intervenir, étoffe à manier. On trouve souvent ce terme d’étoffe chez Lacan et, au début du Séminaire La Logique du fantasme, il note qu’avant que n’advienne le sujet, « le désir et la réalité sont dans un rapport de texture sans coupure. […] Il y a une seule et même étoffe qui a un envers et un endroit 2Lacan J., Le Séminaire, livre XIVLa Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil & Le Champ freudien, 2023, p. 17. ». C’est du fait de la troisième dimension qu’introduit l’Autre, qu’avant même la coupure, un endroit et un envers peuvent être distingués, mais quoi qu’il en soit, poursuit-il, « Le sujet commence avec la coupure. 3Ibid., p. 18. » 

Ainsi, si le titre des 53e Journées de l’École de la Cause freudienne questionne spécifiquement l’analyste et son acte, la coupure nous introduit à une réflexion dont les coordonnées sont plus vastes, puisqu’elle est déjà au principe de la constitution du sujet et de celle de l’objet.  

La première chose qui m’est venue à l’esprit quand j’ai réfléchi à ce couper, c’est le titre donné par Jacques-Alain Miller à une leçon du Séminaire VI: « La forme de la coupure4Lacan J., Le Séminaire, livre VILe Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière & Le Champ freudien, 2013, p. 443-461. ». Prendre appui sur cette leçon, c’est aussi repartir, pour préparer ces Journées, d’un Séminaire qui date plutôt du début de l’enseignement de Lacan et qui, en même temps, en constitue un moment tournant qui lui-même fait coupure dans son enseignement, comme l’a fait remarquer J.-A. Miller5Cf. Miller J.-A., « L’Autre sans Autre », Mental, no  30, octobre 2013, p. 164..  

La coupure est un des mots-clés du Séminaire VI. Une série de déclinaisons s’en déploie à partir du schéma synchronique de la dialectique du désir que Lacan construit avec les divisions successives qui se produisent à partir de la demande du sujet adressée à l’Autre de la parole. Vous me pardonnerez l’image, mais la coupure est en quelque sorte le « couteau suisse » de Lacan pour ses élaborations dans ce Séminaire !  

Sans doute s’agit-il en premier lieu de celle entre S1 et S2, la coupure inhérente à la chaîne signifiante et sa concaténation. Mais c’est aussi la coupure version division subjective, celle dont résulte le sujet lui-même en tant que sujet parlant et parlé, $. Il y a également la coupure comme élision, soustraction : la coupure faite dans le texte même de l’inconscient par le refoulement qui coupe un bout de texte et le soustrait. C’est ce que Lacan fait entendre, au début de ce Séminaire, dans son analyse du rêve du père mort, dans le texte duquel le « selon son vœu » était coupé. Il y a aussi la coupure dans sa version ana-tomique, si je puis dire, la découpe qui prélève les objets a sur le corps. Avec un sort particulier à réserver à la coupure en tant que « mutilation castrative6Lacan J., Le Séminaire, livre VILe Désir et son interprétationop. cit., p. 469. » selon l’expression de Lacan dans ce Séminaire, la castration donc. Puis encore, la coupure comme fente, que Lacan va illustrer dans les leçons suivantes par le fantasme pervers. Celle aussi entre présence et absence, qu’illustre si bien le fortda, où l’on retrouve la coupure entre S1 et S2. Voire encore la coupure entre Wo es war et soll ich werden, la place de la virgule, index de celle du désir. 

Cette coupure a des antécédents : la Spaltung freudienne à laquelle Lacan fait référence au début de la leçon précédente, « Spaltung du discours7Ibid., p. 443. », dit-il. Citons aussi l’aphanisis reprise à Ernest Jones, dont Lacan démontre qu’il ne s’agit pas de la disparition du désir, mais de celle du sujet. 

La coupure se trouve donc au principe même du sujet. Puis Lacan vient à y loger l’objet où il tente alors d’enserrer la jouissance. Et subséquemment, l’être vient alors y trouver place, car « L’être n’est nulle part ailleurs […] que dans les intervalles [et donc,] L’être est la même chose que la coupure.8Ibid., p. 482. » La question de l’Être et de l’Un sera reprise à nouveaux frais, entérinant bien plutôt leur rupture, beaucoup plus tard, dans le Séminaire XIX, « la doctrine de l’être » cédant le pas à « la doctrine de l’Un9Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 9 mars 2011, inédit. » .  

« Forme » et « coupure » se rapportent depuis le début de ce Séminaire VI aux deux registres de l’imaginaire et du symbolique. Sauf que dans cette leçon du 20 mai 1959, dans la liste des objets a, alors imaginaires, que Lacan égrène, il vient de façon surprenante y inscrire, via le délire, la voix, en s’appuyant sur la clinique de la voix hallucinatoire qui apparaît comme extérieure et séparée du sujet, l’articulation venant ici comme un autre des noms possibles de la coupure. S’amorce ainsi l’ouverture vers un statut qui ne serait plus seulement imaginaire, mais réel, de l’objet a

Dès la leçon d’ouverture de son premier Séminaire, Lacan annonçait : « Il faut bien s’apercevoir que ce n’est pas avec le couteau que nous disséquons, mais avec des concepts.10Lacan J., Le Séminaire, livre ILes Écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 8. » Disséquer, c’est bien découper. Il revient, dans le Séminaire VI, sur cette comparaison de Platon entre le philosophe et le bon cuisinier, celui qui sait bien détacher les articulations en faisant passer le couteau au bon endroit. 

Cette leçon sur « la forme de la coupure » s’avère donc une étape essentielle menant à ce que dit Lacan, à la toute fin de la dernière leçon de son Séminaire VI : « La coupure est sans doute le mode le plus efficace de l’interprétation analytique.11Lacan J., Le Séminaire, livre VILe Désir et son interprétationop. cit., p. 572. » Ne devient-elle pas ainsi d’une certaine façon le « couteau suisse » du psychanalyste dans ses différentes modalités d’intervention ?

  • 1
    Intervention lors de la soirée interrégionale de l’ACF et de L’Envers de Paris « Vers les J53  », préparatoire aux 53e Journées de l’École de la Cause freudienne, le 13 juin 2023.
  • 2
    Lacan J., Le Séminaire, livre XIVLa Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil & Le Champ freudien, 2023, p. 17.
  • 3
    Ibid., p. 18.
  • 4
    Lacan J., Le Séminaire, livre VILe Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière & Le Champ freudien, 2013, p. 443-461.
  • 5
    Cf. Miller J.-A., « L’Autre sans Autre », Mental, no  30, octobre 2013, p. 164.
  • 6
    Lacan J., Le Séminaire, livre VILe Désir et son interprétationop. cit., p. 469.
  • 7
    Ibid., p. 443.
  • 8
    Ibid., p. 482.
  • 9
    Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 9 mars 2011, inédit.
  • 10
    Lacan J., Le Séminaire, livre ILes Écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 8.
  • 11
    Lacan J., Le Séminaire, livre VILe Désir et son interprétationop. cit., p. 572.