Mon bien-aimé a passé la main par la fente,
Et pour lui mes entrailles ont frémi.
Le Cantique des cantiques 5, 4.
L’avènement de L’origine du monde a constitué un véritable attentat dans le champ du visible, il le demeure.
Depuis plus d’un siècle et demi le monde est resté coi devant ce tableau, et aujourd’hui encore, installé en bonne place au musée, il embarrasse et stupéfie toujours autant le spectateur. Sa présentation récente sur un réseau social a même été frappée d’interdiction. Parmi les copies, les reprises et les détournements qu’il a pu connaitre – Magritte, Odilon Redon, Deborah de Robertis… – je retiendrai une version quelque peu potache pour ses qualités potagères (cf. ci-dessus). À bien y regarder cette petite installation présente le mérite d’interroger ce qui fait scandale dans la représentation du sexe féminin. Ce corps tronçonné à la manière d’Arcimboldo évoque cet autre, désarticulé, de la poupée de Hans Bellmer. Tous deux renvoient au vide de la référence, à la dissipation soudaine de tout support que l’on aurait voulu naturel.
Sans doute le voile y est-il pour quelque chose et davantage encore lorsqu’il ne se voit pas. En la circonstance, nul besoin de recourir à la matérialité de l’écran pour que cela opère, la signification y pourvoit. Ici la réalité sexuelle n’y est pas immédiatement phallique mais plutôt écolo, avec une préférence marquée pour les produits de la terre1Souvenons-nous que le titre donné par André Masson au panneau qui masquait L’origine du monde était Terre érotique. L’effet incontestablement poilant ne nous laisse pas tranquille pour autant et n’enlève rien à l’énigme de la représentation. Il insiste au contraire sur le corps comme racine de la sexualité. Faut-il le rappeler, c’est du corps, moyennant le langage, que la sexualité devient attentatoire au sujet, autrement dit traumatique. Raison pour laquelle plutôt que de se prononcer sur la nature du sacrilège, voire sur l’outrage dont serait porteur le tableau, c’est sur sa vie mouvementée, menée au gré de ses successifs propriétaires, que les regards critiques se sont portés. Sans parler des prises de positions enflammées relatives aux démêlés rencontrés avec la censure.
Lacan, comme on le sait, fit l’acquisition de L’Origine du monde en 1955. Onze années plus tard il consacre une grande partie de son séminaire au tableau de Vélasquez, Les Ménines. Quel rapport entre les deux ? Réponse : la fente ou, pour mieux dire, le « registre structural » de la fente2Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIII, « L’objet de la psychanalyse », leçon du 25 mai 1966, inédit.. De L’origine du monde que Lacan connait parfaitement il n’en parlera jamais publiquement. Faisons l’hypothèse qu’il en parle tout de même, précisément lorsqu’il consacre une grande partie de son séminaire de 1966 à un commentaire inspiré de la peinture de Vélasquez. L’étude de la perspective y occupe une place majeure. Posons donc Les Ménines comme rideau de L’origine du monde.
Dans Les Ménines Lacan s’efforce de déterminer le lieu géométrique de la fente, celui dont l’architecture combine le voilement du phallus avec la présence du regard pris comme objet. Ce lieu est la fente de l’infante, au centre du tableau, cette petite idole belle et captivante, réduite à n’être qu’un topos, un point où tout s’emboite. Sous son blanc jupon viennent se conjoindre les bords d’un écran que sont les paupières – la fente palpébrale – avec ceux de la fente impubère, pas encore marquée par le temps. Ce pousse-à-voir en a ému plus d’un, en particulier Georges Bataille pour qui la fente était le point de convergence du trou, de l’œil et de la mort.
Par le second tableau, L’origine du monde, se trouve posée de manière implicite, non plus une géométrie de la fente – fut-elle projective – mais une présence du lieu qui appelle une topologie un peu spéciale. C’est à une autre spatialité que nous nous heurtons. Non pas tant l’espace de la chute en ce bas-monde comme condition de l’existence que celui, à jamais étranger, qui nous sépare de la jouissance. Du tout de la fente peinte par Courbet quelque chose résiste. Entre elle et sa présentation il y a un saut dans le vide, là réside un attentat majeur. Il nous montre que le sexuel ne touche pas seulement à la jouissance mais aussi au vide qui la supporte.
Ainsi considéré L’Origine du monde est une mise à plat qui souligne de manière insolente combien nous sommes implacablement enchaînés au point de vue. La frontalité nous met le nez dedans et interroge la nature de ce « dedans ». Bien que n’ayant jamais donné un quelconque avis sur ce tableau c’est pourtant cette question que Lacan approche dans un séminaire ultérieur3Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011.. Pour ce faire, il évoque une pratique originale, placée à mi-chemin entre la peinture et la sculpture, celle de Lucio Fontana.
Initiateur du spatialisme, Fontana ne représente ni ne figure la fente, mais il l’inscrit par un geste complexe en pratiquant des échancrures sur diverses surfaces. Avec lui la fente devient plurivoque. Ça s’imagine à partir du visible, ça se pense comme une coupure et ça se vit comme un évènement dans la rencontre, de telle sorte que la fente devient un nœud. Par son geste Lucio Fontana échappe au cadre du tableau sans pour autant s’évader par la fenêtre puisque c’est à l’intérieur de celle-ci qu’il introduit un corps en mouvement dans la peinture. Il construit une érotique de la fente à laquelle Lacan ne manquera pas de dire combien il y fut sensible. D’être placé devant la spaccatura l’effet, pour lui, fut saisissant4Sur ce point on pourra lire avec profit The split collector de Gérard Wajcman. Cf. Wajcman G., « The split collector », La Cause freudienne, n°79, Paris, Navarin, 2011.. Curiosité intéressante Fontana nomme aussi la fente ainsi : attesa, ce qui veut dire attente. De cette expérience Lacan précise qu’il s’y est parfaitement reconnu et pense d’ailleurs n’avoir pas été le seul dans ce cas, mentionnant que la première personne venue « surtout si elle est du sexe féminin, peut avoir une petite vacillation »5Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, op. cit., p. 230..
Le geste qui réalise la fente assure le passage du plan à l’espace. Les lèvres deviennent des bords et derrière le trou vient se loger un vide, un vide qui n’est pas statique, son rapport à la surface est vivant. Il n’est pas établi une fois pour toutes, c’est un vide jamais identique à lui-même.