Si Lacan avait placé dans le Séminaire Le transfert1Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001. Socrate comme maître de la parole et du langage qui sait lire le signifiant dans son rapport avec l’amour et l’inconscient, il a considéré dans « Lituraterre2Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.» les maîtres de l’art japonais comme ceux qui savent mettre en scène la lettre comme déchet dans son rapport avec la jouissance.
Abîmer le corps, le frapper, le heurter, voire le détruire, sont aussi les voies de sa jouissance [du fouetter]. Ce qui est là révélé par Lacan […], c’est un certain sadisme du signifiant, mais la mortification a pour envers l’intensification de la jouissance*.
J.-A. Miller
Nous avons choisi Les feuilles d’album du Dit de Genji (1613) dont les auteurs – Mitsuyoshi Tosa (peintre, 1539-1613) et Masatane Asukai (calligraphe, 1587-1651) – savent relire ce sommet de la littérature japonaise afin de faire valoir leur artifice comme Joyce relisait Homère afin d’inventer son savoir-faire scriptural d’avant-garde. Nous intéresse surtout la lecture faite par ces auteurs du chapitre iv du Dit du Genji3L’œuvre classique majeure de la littérature japonaise du XIe siècle, attribuée à Murasaki Shikibu (vers 970-978- vers 1019), dame de la cour du milieu de l’époque Heian (794-1192), intitulé « Belle-du-soir », très connu pour la description saisissante de la jalousie féminine.
La peinture
Sur la feuille de peinture, Mitsuyoshi Tosa a divisé la scène en trois parties où il a mis trois figures féminines autour du prince Genji, personnage principal du Dit du Genji. Nous pouvons y ajouter la Dame Belle-du-soir, absente dans cette peinture alors qu’elle est la figure principale de ce chapitre (cette scène se déroule avant la rencontre fatidique entre elle et le prince).
La Dame de Rokujô La maîtresse de Chûjô La cueilleuse
La Dame de Rokujô, en bas à gauche, vient de passer une nuit avec le prince âgé de 17 ans. Cette Dame au plus haut rang de la cour était longtemps ignorée par le prince à cause de son tempérament hautain alors qu’elle n’avait cessé de lui envoyer des lettres d’amour. Il est difficile d’entrevoir le regard de cette Dame à travers son profil. Sa jalousie est mise en scène non seulement par le rideau à travers lequel elle voit le prince sans être vue, mais aussi par les nuages qui cernent et encerclent la scène de séduction du prince comme s’il s’agissait du rétrécissement de la vision en tant qu’effet de la jalousie intense.
La maîtresse de Chûjô, en haut à gauche, est servante de la Dame de Rokujô. Elle est sollicitée par le prince animé par son désir donjuanesque. Il est surtout attiré par la « silhouette souple et gracieuse » de celle-ci. Suivant le noble protocole de la rencontre amoureuse de la cour impériale, le prince lui a adressé un poème : « Je crains qu’on ne dise / que je vais de fleur en fleur / mais il m’est cruel / de passer sans la cueillir / la belle de ce matin ». Elle déclinera cette demande en lui renvoyant son propre poème rédigé instantanément. Se sachant être vue et surveillée par la Dame de Rokujô, elle entreprend de détourner le désir du prince vers une autre femme.
Une jeune femme, en bas à droite, effectue le cueillage à la main sur la vrille de la Belle-du-matin. À première vue, elle se tient à l’abri des regards chargés de séduction et de jalousie. Cependant, elle ne peut échapper à tous ces jeux de pouvoir et de jouissance du fait qu’elle répète le même geste que celui de la Dame Belle-du-soir découpant des fleurs. Celle-ci a envoyé au prince un poème avec la fleur du même nom qu’elle. La jeune femme, double de la Dame Belle-du-soir, serait prise dans le circuit de la jalousie excessive et des lettres d’amour en souffrance.4Le signifiant « cueillir » dans toute son équivocité est partout présent dans les gestes des protagonistes de cette scène ; celui du prince voulant cueillir la beauté de la maîtresse de Chûjô et celui de la Dame de Rokujô voulant « cueillir » la vie de ses rivaux par jalousie, celui de la Dame Belle-du-soir et de la jeune femme qui cueillent des fleurs.
Bien que Lacan n’ait pas directement mentionné ces feuilles, il a souligné que les nuages d’or de la peinture japonaise « littéralement bouchent, cachent toute une partie des scènes5Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 122.». C’est le cas de cette peinture. Ils embellissent comme cadre décoratif la scène de la cour impériale afin de mieux cacher et encadrer son envers qu’est la jalousie pathologique. Le maître Mitsuyoshi Tosa ne met pas en scène le passage à l’acte à venir de la Dame de Rokujô. Nous sommes juste avant. Les nuages d’or qui envahissent la scène sont alors à interpréter comme signe de la « tempête » à venir, écho de la future frappe. Nous est donc donnée à voir comme une sorte de jouissance retenue chez cette Dame, jouissance qui « s’accumule ».
La calligraphie
Sur la feuille de calligraphie, Masatane Asukai a transcrit le passage de la séduction du prince désirant la maîtresse de Chûjo, appuyant son pinceau sur les trois points devant lesquels devrait s’arrêter le regard haineux de la Dame de Rokujô : 1) le nom de Chûjo, 2) la couleur de sa jupe en crêpe légère, 3) le regard du prince ébloui par son corps.
Fin connaisseur de l’excès de l’acte féminin qui consiste à frapper ce qui est le plus précieux de son partenaire, le calligraphe serait capable d’interpréter la passion de la Dame de Rokujô sous la forme du sadisme du signifiant. Il exerce une coupure sur le signifiant たをやか /taoyaka/ qui veut dire « gracieuse », terme qui qualifie le charme irrésistible de la maîtresse de Chûjo. Autrement dit, il l’a découpé en deux たを /tao/ et やか /yaka/ ; deux mots qui ne veulent rien dire. Par ailleurs, le calligraphe effectue une autre coupure qui consiste à mettre la moitié たを/tao/ en bas à l’extrême gauche de cette feuille et l’autre やか/yaka/ tout en haut à l’extrême droite. Ainsi il a redoublé l’attentat à l’aura gracieuse du corps de la maîtresse de Chûjo – d’abord par la découpe et ensuite par la dispersion – pour mieux mettre en relief l’intensité de la jalousie de la Dame de Rokujô.
Indépendamment de l’intention du calligraphe, se dégage l’impression que tous les signifiants devraient se dissoudre en des traits innombrables dispersés à l’arrière-fond de cette feuille de calligraphie. Les traits ruissellent comme des pluies qui se précipitent entre les nuages. Plus que le peintre qui met en scène la jouissance s’accumulant au-dessous du semblant que représentent les nuages d’or, le calligraphe montre l’irruption de la jouissance par le déchaînement des traits dilués entre ces couches de brume dorée. N’est-ce pas ce « déchet-nement6Ibid., p. 73.» des traits d’écriture que nous avons à apprendre chez les maîtres de l’empire des semblants ?
*Miller J.-A., « Une nouvelle modalité du symptôme », Les feuillets du Courtil, n°16, 01/1999, p. 28.