Depuis Daudet, on qualifie d’arlésienne ce dont on ne cesse de parler, mais qu’on ne voit jamais. C’est donc en toute logique que la ville d’Arles accueille depuis plus d’un demi-siècle un festival majeur de photographie.
Qu’on la dise toxique, fragile ou en crise ; de la masculinité, on parle. Mais la voit-on pour autant ? Les Rencontres d’Arles mettent à l’honneur cette année l’exposition « Masculinités, la libération par la photographie1Arles, Les Rencontres de la photographie, édition 2021, dossier de presse et programme disponibles ici. ». Sa commissaire, Alona Pardo, propose d’étudier « la manière dont la masculinité a été codée, interprétée et construite socialement, des années 1960 jusqu’à aujourd’hui, par le biais du cinéma et de la photographie2Pardo A., Masculinities : Liberation through Photography, Münich, Prestel, 2020.». Pluralisées, les masculinités sont situées comme semblants, entre image et symbole. C’est en soi une thèse, soutenant dès lors qu’il n’y a pas d’essence de la masculinité. Cette exposition se tient à la hauteur de cette thèse, et en est une démonstration éclatante.
Qui nous regarde ?
Des soldats épuisés et des queers triomphants, des toreros ensanglantés et des pères de famille cajoleurs, des drags-queens et des hommes idéaux. Ici, Arthur Rimbaud erre dans un New York post-Beat, là, des talibans maquillés posent – plaisir idolâtre coupable – sur fond de coucher de soleil en carton-pâte. Il y en a pour tous les goûts : garagistes souillés de cambouis ou gentlemen aussi impeccables que leurs costumes Savile Row, hommes qui aiment des hommes et hommes qui aiment des femmes.
Une certaine jubilation s’éprouve au cours de cette odyssée, tant cette multitude de parades et de poses, toutes moins naturelles les unes que les autres, dévoile comment, en matière de masculinité, bien malin qui saurait donner le La.
Cette exposition s’attache à des travaux s’échelonnant des années soixante à nos jours. Contemporaine du déclin du Nom-du-Père, elle rend ainsi éminemment sensible les effets de ce déclin sur ce que peut vouloir dire être un homme. Là où la norme-mâle perd de son pouvoir uniformisant, surgit avec vigueur la luxuriance des réponses que des hommes – à un moment donné, en un lieu donné – formulent, inventent, articulent lorsqu’ils sont confrontés à cet énigmatique impératif « Sois un homme ! ». Cette profusion indexe paradoxalement un point, toujours le même : les mille et une versions de ladite masculinité relèvent chacune d’un certain arbitraire, d’une convention, d’une construction sociale. Une fois reconnues par l’Autre, certaines de ces versions trouvent alors à se figer en images reines3Cf. Miller J.-A., « L’image reine », La Cause du désir, n° 94, octobre 2016, p. 18. « J’ai introduit l’expression “image reine” comme homologue dans l’imaginaire, de l’expression “signifiant-maître” dans le symbolique. », entre archétypes et icônes. Si ces masculinités-étalons peuvent donner l’illusion d’une nécessité, le travelling auquel nous invite A. Pardo accentue qu’il n’est là qu’affaire de contingence.
Cette exposition, et l’interprétation qu’elle donne des masculinités résonne spécialement avec un des développements de Lacan, quant au rapport que peut entretenir un homme à la supposée virilité : « en tant qu’il est viril, un homme est toujours plus ou moins sa propre métaphore. C’est même ce qui met sur le terme de virilité cette ombre de ridicule dont il faut tout de même faire état4Lacan J., Le Séminaire, livre v, Les formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 195.».
À quoi tient cette « ombre de ridicule » ? En soulignant que la virilité a trait au registre de la métaphore, soit à la production d’une signification à venir, Lacan la situe précisément comme relevant d’une articulation signifiante. La virilité est ici prise comme un fait de discours. Lacan instaure là une coupure très nette avec une conception fondée dans le biologique, qui ferait de la virilité la démonstration d’un avoir, l’attestation de présence d’attributs masculins pris comme nécessaires et essentiels.
Le ridicule dont fait état Lacan tient ainsi à ce que la virilité qu’un homme manifeste témoigne de l’écart irrémédiable qu’il y a entre l’identification masculine à laquelle un sujet consent – soit le signifiant sous lequel il se range – et le réel d’un corps se jouissant, point d’indicible, où le sujet ne peut se reconnaître, et qui ne parvient pas à se collectiviser. Cette « ombre de ridicule » résulte du fait que la virilité – quand bien même elle trouverait à s’instituer comme « image reine » – est toujours, quant au réel, à côté de la plaque.
En avançant que la virilité « repose sur un comblement, par petit a, de la castration fondamentale – marquée (- φ) – de tout être parlant5Miller J.-A., « Progrès en psychanalyse assez lents », La Cause freudienne, n° 78, juin 2011, p. 196.», Jacques-Alain Miller situe celle-ci comme ressort nodal du fantasme. Tout fantasme est alors tissé de virilité : il vaut comme défense face au trou, réel, de la féminité. Dès lors, que dessinent les tours des masculinités ? Rien d’autre que le bord de l’arlésienne absolue, ⒧ femme, celle dont on parle sans cesse, mais qu’on ne voit jamais, car elle n’existe pas. À ce titre, parce qu’elles sont une défense contre une inexistence, les masculinités paraissent avoir structurellement de l’avenir. Mais, à avoir peur de leur « ombre de ridicule », à n’en rien vouloir savoir, il n’est pas sûr qu’elles se maintiennent dans le registre, si contemporain, du fluide et du souple. Bien plutôt, à l’horizon semble poindre la rigidité, identitaire notamment. En s’efforçant de ressusciter les vrais hommes, les masculinités d’après le déclin du Père pourraient virer au pire.